Un « classique » du droit positif…
C’est un « classique », puisque tous les étudiants en droit auront planché sur le sujet, durant des générations et des générations… au moins en « Gauloisie-juridique ».
Je vous livre cette courte décision « fondamentale » que je vous avais promise :
Tribunal des conflits ― N° 00012
Rapporteur, M. Mercier
Rapporteur public, M. David
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU
PEUPLE FRANÇAIS
Vu le déclinatoire proposé par le préfet de la Gironde, le 29 avril 1872 ;
Vu le jugement rendu, le 17 juillet 1872, par le tribunal civil de Bordeaux, qui rejette le déclinatoire et retient la connaissance de la cause, tant à l'encontre de l'Etat qu'à l'encontre des employés susnommés ;
Vu l'arrêté de conflit pris par le préfet de la Gironde, le 22 du même mois, revendiquant pour l'autorité administrative la connaissance de l'action en responsabilité intentée par Y... contre l'Etat, et motivé : 1° sur la nécessité d'apprécier la part de responsabilité incombant aux agents de l'Etat selon les règles variables dans chaque branche des services publics ; 2° sur l'interdiction pour les tribunaux ordinaires de connaître des demandes tendant à constituer l'Etat débiteur, ainsi qu'il résulte des lois des 22 décembre 1789, 18 juillet, 8 août 1790, du décret du 26 septembre 1793 et de l'arrêté du Directoire du 2 germinal an 5 ; Vu le jugement du tribunal civil de Bordeaux, en date du 24 juillet 1872, qui surseoit à statuer sur la demande ;
Vu les lois des 16-24 août 1790 et du 16 fructidor an 3 ;
Vu l'ordonnance du 1er juin 1828 et la loi du 24 mai 1872 ;
Que cette responsabilité n'est ni générale, ni absolue ; qu'elle a ses règles spéciales qui varient suivant les besoins du service et la nécessité de concilier les droits de l'Etat avec les droits privés ;
Que, dès lors, aux termes des lois ci-dessus visées, l'autorité administrative est seule compétente pour en connaître ;
Article 2 : Sont considérés comme non avenus, en ce qui concerne l'Etat, l'exploit introductif d'instance du 24 janvier 1872 et le jugement du tribunal civil de Bordeaux du 17 juillet de la même année.
Article 3 : Transmission de la décision au garde des sceaux pour l'exécution.
Cette décision du Tribunal des conflits pose ainsi les bases de la compétence de la juridiction administrative et institue aussi un autre mythe, celui d’un droit administratif forgé exclusivement par la jurisprudence du Conseil d’État.
À cet égard et en vertu de la théorie de l’État débiteur le juge judiciaire ne pouvait donc prendre une quelconque sanction pécuniaire à l’égard de l’État.
Dès lors, le préfet de la Gironde demandera au tribunal civil de Bordeaux de décliner sa compétence au profit du juge administratif, ce qu’il refusa de faire.
Face à ce conflit de compétence positive, le préfet adressera un déclinatoire de compétence devant le Tribunal des conflits, institution remise à jour par la loi du 24 mai 1872 (loi qui conférait au Conseil d’État son indépendance).
Le Tribunal des conflits eu donc à trancher ce conflit de compétence.
Le Tribunal des conflits commence très logiquement par rappeler dans sa décision la thèse de l’État débiteur avec « l’interdiction pour les tribunaux ordinaires de connaître des demandes tendant à constituer l’État débiteur ».
Puis, le Tribunal des conflits affirme : « La responsabilité, qui peut incomber à l’État, pour les dommages causés aux particuliers par le fait des personnes qu’il emploie dans le service public, ne peut être régie par les principes qui sont établis dans le Code civil, pour les rapports de particulier à particulier ».
Enfin, le Tribunal conclut : « Cette responsabilité n’est ni générale, ni absolue ; qu’elle a ses règles spéciales qui varient suivant les besoins du service et la nécessité de concilier les droits de l’État avec les droits privés ».
Le Tribunal des conflits consacre ainsi le principe de la liaison de la compétence et du fond. Et le Conseil d’État rendra donc sa décision le 8 mai 1874 condamnant l’État à verser à Agnès Blanco une indemnité annuelle et viagère de 500 francs (à compter du jour de l’accident), dont elle bénéficiera jusqu’à son décès.
Au fond, la décision Blanco ne fait qu’affirmer une seule chose : Poser une « non applicabilité de principe du droit administratif », mais en aucun cas l’autonomie du droit administratif.
Ainsi, à chaque fois qu’une situation semble relever du droit administratif et qu’un texte n’indique pas expressément la compétence du juge administratif, alors elle peut ne pas être soumise au droit privé.
Mais ce n’est ni un principe ni une obligation.
Cette décision se place d’ailleurs dans le sillage des décisions Rothschild (1855) et Dekeister (1861), issues des périodes non-républicaines.
De plus, la décision est très succincte.
Elle marque pourtant en quelque sorte le renouveau du droit administratif.
Du moins c’est ainsi que la doctrine la présente habituellement. Or, cette décision marque en réalité et seulement le commencement de l’élaboration d’un nouveau critère pour déterminer la compétence de la juridiction administrative.
En premier lieu, pour certains grands professeurs de droit administratif, ce qui fondera la compétence de la juridiction administrative est le critère de la puissance publique, dont le grand juriste Maurice Hauriou sera le chef de file. Selon cette première approche : « L’administration a le double pouvoir d’imposer aux administrés des obligations et de recourir à la force matérielle pour les faire exécuter ; les règles juridiques qui définissent le cadre dans lequel elle est habilitée à se mouvoir, les conditions dans lesquelles elle peut faire usage de ses prérogatives, ― ont de ce fait une nature et une portée irréductibles à celles des règles de droit commun ».
L’arrêt Blanco permettra à cette école de quitter son empirisme traditionnel pour donner une formulation théorique claire à ce critère. En effet, par les conclusions du commissaire David, cet arrêt vise comme critère celui de la puissance publique.
Dès lors que l’État agit comme « puissance publique », la juridiction administrative est compétente.
Simple, mais pas complet…
Selon ce courant le service public est défini comme « l’ensemble des activités qui doivent être réglées et assurées par les gouvernants en raison de leur importance sociétale ».
Plus nuancé…
Ici, « l’attention se déplace des moyens d’action détenus par l’administration aux finalités de son institution. C’est dans la seule mesure où elle est au service du public et agit dans le sens de l’intérêt général, que l’administration est soumise à des règles exorbitantes du droit commun, dont le contenu et la portée ne peuvent être correctement appréciées que par un juge spécialisé » selon l’analyse de J. Chevalier.
Cependant, l’idée d’affirmer que le critère du service public représente le seul et unique critère du droit administratif se révélera également être une illusion.
En effet, la jurisprudence administrative n’utilisera ce critère que pour les transferts de compétence aux collectivités locales mais non pour le reste.
Ensuite, le Tribunal des conflits y apportera le coup de grâce en reconnaissant (même si le Conseil d’État l’avait fait en 1920) la possibilité d’une gestion privée des services publics, les fameux services publics industriels et commerciaux (TC, 22 janvier 1921, affaire Bac d’Eloka).
Mais parler des disjonctions, entrecroisements et prolongements des différentes doctrines nous conduirait trop loin : Il fallait suivre les cours du Doyen Vedel (et s’en rappeler intégralement, en ce qui me concerne…)
J’en ai compris qu’aujourd’hui encore, on ne trouve pas de critère théorique unique pour fonder la compétence du juge administratif, mais seulement un paquet de décisions qui forme un corpus qui couvre maintenant à peu près toutes les situations…
Depuis 150 ans, on a eu de la « matière ».
En reniant avec sa tradition pré-républicaine, sous la IIIème République encore naissante, la doctrine administrative veut affirmer un droit administratif nouveau et républicain.
Il faut pour ce faire trouver de nouveau fondements pour notamment justifier l’essor de l’État dans les activités privées.
La décision Blanco sera redécouverte par les théoriciens du droit public qui, jusque-là, l’ignoraient complètement : Ainsi que ce soit Maurice Hauriou en 1897 ou Édouard Lafférière en 1887, ils ne citent pas la décision dans leurs différents ouvrages théoriques…
En effet, en écartant l’application d’un Code civil qui revêt pourtant une certaine aura, les théoriciens du droit marquent un affranchissement à l’égard de la doctrine civiliste.
Ce mythe est encore aujourd’hui très tenace en raison de son évocation dans le GAJA (Les Grands Arrêts de la Jurisprudence Administrative) ou dans les différents cours de droit administratif de deuxième année. Mais comme tout mythe, il a évidemment une utilité : Celle d’affirmer la prégnance d’un droit administratif prétorien bâti par la seule force du Conseil d’État.
En se fondant sur ce mythe, le Conseil d’État a élaboré des principes généraux du droit (valeur supra-décrétale et infra-législative) voire a pu dégager un principe fondamental reconnu par lois de la République, qui forment notre quotidien de juristes.
Finalement, cette décision montre également la difficulté pour la doctrine de systématiser des jurisprudences aux travers de critères et concepts uniques, invitant alors à une théorie analytique du droit en procédant à des efforts sérieux de clarification et de définition, pour rendre compte, de la manière la plus réaliste possible, du travail d’interprétation des juges.
On retrouve parfois la même difficulté dans les contentieux de sécurité sociale et le droit du travail…
D’ailleurs, souvent, la Cour de Cassation restait « en avance » sur le Conseil d’État qui galopait derrière elle pour tenter d’établir une « homogénéité » du droit : Tranquille pour un « optimisateur-fiscal » qui savait donc avant tout le monde comment les affaires pouvaient être traitées devant le juge de l’impôt dans un avenir proche…
Avant que souvent le législateur, dans « son immense sagesse », ne viennent bousculer les jurisprudences des uns et des autres, généralement en les légitimant « ex-post » !
Vous souhaitant, à toutes et tous, un excellent week-end !
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