J’ai mis un peu de temps à retrouver ce dossier…
Et finalement, il était planqué sur une archaïque disquette
3,5’’ (qui n’a
pas brûlé) aux étiquettes effacées par le temps, qu’il a fallu que je retrouve une bécane tout autant archaïque en état de
fonctionner pour en lire des centaines avant de mettre la main dessus…
Le nom de cette « boutique » me disait bien quelque
chose, mais comme à l’époque je sillonnais la Bretagne profonde en tous sens, je
ne savais plus trop quand j’avais pu visiter le site : En fait, ce
jour-là, j’ai dû arriver aux aurores à Rennes pour y parquer ma « chignole »
et être relayé par mon associé du moment sur place, moâ en R21, lui en Alfa-Roméo,
direction Saint-Brieuc (ou Morlaix), ça fait plus chic.
On avait deux dossiers à traiter dans ce coin-là :
Une coopérative de pharmaciens et un ex-chapelier pour dames…
Il faut remonter à 1964, lorsque le Louis Giffard
reprend l’activité de fabrication de chapeaux pour dames de son père. Le
secteur est alors en déclin accéléré.
Un an plus tard, le fiston se lance donc dans la
production de masques anti-poussières pour les usines et les chantiers publics.
D’après mon dossier, en 1971, il crée une société
anonyme à Saint-Brieuc (baptisée FILGIF puis GIFFARD) et tente de s’inspirer de
ce qui se passe aux États-Unis avec la société 3M qui écrase alors le marché.
Dans les années 80, il déménage la « boutique »
pour s’installer à Plaintel.
C’était l’époque où on commençait à s’occuper plus
sérieusement de la santé des salariés. Il y avait un essor important de ce
qu’on a appelé les « EPI », les équipements de protection
individuelle et autres vêtements protecteurs.
Mais la manière de produire des masques chez GIFFARD reste
assez longtemps artisanale : Elle entraînait jusqu’à 30 % de rebut !
Après la mort de Louis Giffard, l’entreprise est
vendue au groupe suédois Bilsom, en 1986.
Elle est rachetée ensuite par le groupe « Gauloisien »
Dalloz, en 1993, qui devient le groupe Bacou-Dalloz en 2001 (rebaptisé Sperian
en 2003).
La production s’automatise et les normes se
développent.
En fait le groupe vend des masques dans le monde
entier, en « Teutonnie », en Angleterre, en Suède, à Taïwan, au
Japon, en Amérique du Sud, aux États-Unis, etc.…
Et c’est l’occasion (en 2006) d’harmoniser les
pratiques des 48 sites de production du groupe sis en Europe et en Afrique, en
rationalisant les fabrications pour faire des économies d’échelle.
Sur le site breton, force est de constater que l’effet
attendu sur la réduction des coûts n’est toutefois pas au rendez-vous.
C’est un peu plus tard que je débarque avec mon
associé sur place et notre ingénieur-méthode (qui vient du Calvados voisin).
La boutique nous fait une bonne impression, ça
turbine dans tous les coins, il y a des machines partout, des stocks-tampons en
grand nombre et les salariés ne trainent pas à fumer des clopes.
Mais notre ingénieur-méthode n’est pas très
enthousiaste.
Il faut dire qu’on passe après le plein boom pour
fabriquer les fameux masques FFP2 indispensables au personnel médical : Au
moment de la grippe H1N1, en 2009, l’usine fonctionnait 24 heures sur
24, 7 jours sur 7 avec huit machines, dont cinq supplémentaires.
La capacité de production avait été récemment multipliée
par cinq et 300 employés y œuvreraient pour fabriquer des masques pour le pays
entier.
Et puis, pschitt, inversion des courbes : Ce qui
expliquait que mes « indicateurs-pertinents » étaient à la ramasse.
Du coup, après une belle année, les comptes prévisionnels
ne sont pas très bons, même s’ils ne sont pas encore inquiétants dès lors qu’ils
sont noyés dans ceux du groupe.
J’ai un mal fou à extraire mes « indicateurs
pertinents » et mon logiciel-expert prévisionnel sort des scores négatifs en
ribambelle à 5 ans : On a le temps de redresser la situation pour l’empêcher
de devenir « piégeuse ».
Il faudrait réinvestir, ce que ne peut pas faire « le
siège » qui décide de vendre à Honeywell, si je me souviens bien.
C’était probablement en cours de négociation au moment
où nous passons, puisqu’on m’avait demandé de valoriser le site.
On a fermé nos ordinateurs et dossiers, on s’est fait
payer et on est passé à autre chose.
Je n’ai pas vraiment suivi ce dossier depuis mais il
semble justement que pour un des rares fabricants de masques tricolores, la
dégringolade « industrielle » a commencé en 2010, avec la reprise par
Honeywell Safety Products.
Ce que montre d’ailleurs un rapport d’audit financier
confidentiel postérieur que j’ai pu consulter à la va-vite, réalisé en 2018,
peu avant la fermeture de l’entreprise bretonne, pour étayer le plan de
licenciement, actant la fermeture du site (avec ses licenciements collectifs
pour « motifs économiques »), qui indique que ces motifs sont plutôt d’ordre
financier et stratégiques, notamment parce que le résultat net est reconstruit
artificiellement.
Ce que j’avais pu déjà noter lors de mon passage 11
ans plus tôt, sous le règne du précédent actionnaire.
Il en conclut que dire que le site de HSP (Honeywell
Safety Products) Armor devrait fermer pour cause économique est techniquement
infondé… à moins de considérer que fournir un dividende par action et une
valorisation boursière 2017 record (et supérieur à la moyenne des 500
entreprises cotées les plus représentatives du marché boursier américain) est
un motif économique !
C’est comme ça qu’on sacrifie un site qui peut fournir
jusqu’à 220 millions de masques par an au pays…
Il faut du dividende (9 % comme annoncé par le nouveau
CEO, Chief Executive Officer du groupe) pour satisfaire les fonds de pension « amer-loques »
qui payent les retraites de leurs pensionnés…
C’est du Monopoly des années post-crise, où tout le
monde cherche du profit immédiat !
Un des points de faiblesse, que les dirigeants sur
place considéraient comme un « atout-maître », c’était le protocole
d’accord avec le ministre de la Santé du moment, signé en 2005. L’entreprise s’engageait
à garantir une production d’au moins 180 millions de masques par an. Le groupe
a alors investi plus de neuf millions d’euros sur le site de Plaintel
pour financer son extension, pour une capacité de production de 220 millions de
masques par an, quatre millions par semaine, en cas de crise.
Ce qu’elle a fait en 2009… sans rechigner.
« Oui, mais un tel accord, c’est bien, mais
tout dépend des majorités qui gouvernent le pays et sa politique en la matière,
non ? »
On m’avait encore pris pour une andouille,
naturellement…
On ne le sait pas, mais les entreprises qui dépendent
des commandes d’État sont particulièrement fragiles, même Dassault et les
chantiers Navals…
Ça n’aura pas loupé : Dans ce protocole d’accord,
« l’État s’engage à commander à l’entreprise » plusieurs
millions de masques chaque année, comme pour le Rafale de chez Dassault.
« L’État assurera le renouvellement de son
stock arrivé à péremption », prévoit l’article 11 de cet accord. Une
ligne de conduite alors suivie par l’État, malgré certains retards dans les
commandes, comme le montre ce courrier du 14 juin 2006 de « Vil-Pain »
qu’on m’a excipé à la va-vite : « Je tiens à vous assurer que l’État
continuera à respecter ses engagements, en termes de quantité comme de
calendrier », écrivait le « Premier sinistre » du « Chi ».
Pas besoin d’autres garanties, n’est-ce pas : Du
chiffre d’affaires assuré !
Sauf que de janvier 2009 à septembre 2010, ils n’auront livré
que 160 millions de masques FFP2 à l’État, et puis il y a eu un désengagement
de l’État, ce que je redoutais.
En 2010, le géant américain Honeywell rachète le
groupe Sperian (le nouveau nom de Bacou-Dalloz) alors propriétaire de l’usine
de Plaintel qui compte encore 140 salariés.
Il semble que lorsque les « ricains »
débarquent jusqu’à Plaintel, ils expliquent qu’Honeywell est une chance pour tous
les salariés qui allaient intégrer un groupe aux dimensions mondiales avec des « valeurs »
et une force de frappe commerciale importante.
La suite, vous la connaissez : En 2011, le groupe
annonce 43 suppressions d’emplois. Les plans de licenciement s’enchainent, le
chômage partiel devient la règle. Et à l’été 2018, les 38 derniers salariés de
l’entreprise sont finalement licenciés pour des « motifs économiques ».
La production de masques est délocalisée sur un site déjà
existant (créé dans les années 90) à Nabeul, en Tunisie.
En septembre 2018, l’usine de Plaintel ferme ses
portes. Un mois plus tard, les chaînes de production sont détruites. Tout est
parti chez le ferrailleur. « J’avais l’impression de
voir un corbillard chercher le corps d’un mort. C’est un peu à l’image de ce
qui nous est arrivé au sein de l’entreprise » en dira un ex.
Lors de sa fermeture, l’entreprise ne produisait plus
que huit millions de masques par an.
Voilà pour cette histoire navrante d’une « pépite. »
À l’été 2018, les élus du personnel, à la demande des
salariés, tentent d’interpeller par mail le président de la République. Ils
expliquent au chef de l’État que l’usine de Plaintel est « une
entreprise d’utilité publique » dont l’actionnaire américain a tout
fait pour la rendre « largement déficitaire » tout en « absorbant
massivement les deniers publics ».
Et leurs demandes ne concernent que « des
indemnités de licenciement dont le niveau se situe très largement au deçà de ce
qui se pratique habituellement chez Honeywell, en Europe de l’Ouest »,
les kons : L’heure est au libre-arbitre des acteurs économiques !
Aujourd’hui du côté du ministère de l’Économie, on
assure « ne pas avoir eu les moyens d’empêcher une fermeture d’usine
dans un secteur qui n’était pas alors considéré comme stratégique ».
Dans les couloirs de Bercy, j’ai pu lire qu’on en dit que :
« Ce n’est pas l’entreprise qui est en cause mais plutôt l’État qui a
arrêté de stocker des masques. Sans commande du ministère de la Santé entre
2010 et 2017, le site a été utilisé très en dessous de sa capacité. Si
Honeywell avait eu une commande régulière de masques pour le compte de l’État,
l’usine n’aurait pas fermé. »
C’est pas moâ, c’est « Tagada-à-la-fraise-des-bois »
le fautif…
Jamais la question de l’utilité sociale de cette
production de masques n’a été abordée…
Fabriquer des masques à un moindre coût en Chine ou en
Tunisie paraissait alors tellement sensé pour nos responsables politiques et
économiques…
Or, on voit bien aujourd’hui que c’est totalement
absurde !
Le groupe Honeywell n’a finalement jamais investi dans
le site de Plaintel. Les seuls investissements significatifs ont concerné un
bâtiment de près de 20.000 m² largement surdimensionné. Les investissements en
machines et outils de production ont été plus que limités depuis la reprise du
site de Plaintel par Honeywell.
L’investissement incorporel (brevets notamment) a été
inexistant et les dépenses de R&D (recherche et développement) n’ont pas
concerné de réelles innovations mais presque exclusivement des homologations.
Et elles ont été largement financées par le Crédit
impôt recherche, votre pognon !
Le marché du masque jetable, finalement, ça reste
rentable à condition d’investir régulièrement dans ses outils de production et
ses produits, et en cas hypothétique de crise sanitaire.
À l’époque de l’ancien propriétaire, le groupe
Sperian, un nouveau masque sortait tous les quatre ans. Avec Honeywell, aucun
nouveau masque n’a été développé sur le site de Plaintel en huit ans.
Et le choix a été fait de délocaliser la production
vers un pays à faibles coûts de production, le site de Nabeul, en Tunisie.
Notons que depuis notre passage en Bretagne,
probablement que les comptes du site auront été encore plus « inextricables ».
En effet, il semble que :
Une partie (non négligeable) de la marge est captée
par HSP Europe, l’entité de commercialisation du groupe pour ces produits ;
Et que les frais généraux intègrent forcément des coûts de
management, de services centraux, de top management, de commercialisation et de
reporting bien supérieurs à ce que peut supporter une entité de moins de 5
millions de chiffre d’affaires et de moins de 50 personnes.
Autrement dit, ce sont les choix financiers opérés par
le groupe qui placent l’usine de Plaintel sous tension. Malgré cela, l’usine
continuait d’être profitable à Honeywell, constate encore ledit rapport d’audit :
La « rentabilité économique (du site) est avérée, mais trop
faible pour les standards du groupe » Honeywell.
Il n’avait plus qu’un unique client… le groupe Honeywell.
C’était lui qui fixait le prix d’achat des masques, ce
qu’on appelle les prix de cession ou prix de transfert, tout en effectuant des
refacturations importantes de frais.
Résultat : La mort de l’usine de Plaintel était
programmée.
Depuis, est à verser au dossier une lettre datée du 22
janvier 2019 où l’inspecteur du travail de Saint-Brieuc estime que « le
motif économique invoqué à l’appui de la demande de licenciement n’est pas
avéré » estimant que « la seule volonté de majorer le profit de
l’entreprise n’entre pas dans la définition des difficultés économiques. »
C’est vrai que c’est facile de « planter »
une entreprise.
Mais c’est aussi faire une croix sur les coûts de
rachat…
Le 17 juillet 2019, la direction générale du travail
désavoue l’inspection du travail, validant ainsi le licenciement économique de
cinq salariés protégés de Plaintel.
« Si une partie des moyens de production ont
été déménagés en Tunisie afin d’être réutilisés par une autre entité du groupe,
il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’une entité juridique distincte de
l’entreprise HSAP (Honeywell Safety Products Armor) », estime la
direction générale du Travail.
« De fait, la cause économique invoquée par
l’employeur, à savoir la cessation totale et définitive de l’entreprise, doit
s’apprécier au niveau de l’entreprise. Il est constant que la cessation totale
et définitive de l’entreprise constitue une cause économique autonome sans
qu’il n’appartienne à l’autorité administrative d’examiner la réalité
d’éventuelles difficultés économiques rencontrées par l’entreprise en amont de
la décision de cesser son activité. »
Autrement dit, l’État n’a pas à interférer dans la
décision, souveraine, d’Honeywell.
Ainsi est fait le Code du travail…
Désormais, on a besoin de 40 millions de masques par
semaine, mais il n’y a plus ni l’outil, ni le bâtiment, ni les machines : « Donc
ça ne va pas repartir d’un coup de baguette magique » en dit l’ancien
maire de Plaintel.
Le site de l’usine a en effet été réoccupé par
l’entreprise Bio Armor, « spécialisée dans les produits naturels pour
la nutrition, l’hygiène et l’environnement de l’élevage », la belle
affaire…
Si ses clients crèvent du « Conard-Virus »,
ils auront l’air malin !
Et, cerise sur le gâteau, Honeywell aura annoncé qu’il
ouvrait une usine à Rhodes Island pour faire face à la demande de masques aux
États-Unis…
J’adore…
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