Et que ça vaut du fric !
Figurez-vous qu’à partir de désormais, le « préjudice
d’anxiété » peut être retenu, dans le monde du travail et de son droit à
être en sécurité, à toute exposition de n’importe substance toxique ou nocive pour
la santé à laquelle le salarié serait exposé.
Dans un arrêt du 11 septembre 2019, la Cour de
cassation a en effet étendu à « toute substance nocive ou toxique générant
un risque élevé de développer une pathologie grave » le champ d’application
du préjudice d’anxiété concernant les salariés.
Arrêt n°1188 du 11 septembre 2019 (17-24.879 à
17-25.623)
Cour de cassation – Chambre sociale
REPUBLIQUE
FRANCAISE
AU NOM DU
PEUPLE FRANCAIS
Demandeur (s) : M. X... ; et autres
Défendeur (s) : Agent judiciaire de l’État, venant aux
droits de L’EPIC Charbonnages de France ; et autre
Jonction
1. En raison de leur connexité, il y a lieu de joindre
les pourvois n° U 17-24.879 à G 17-24.892, K 17-24.894 à A 17-24.954, C
17-24.956 à C 17-25.025, E 17-25.027 à V 17-25.064, X 17-25.066 à K 17-25.124,
N 17-25.126 à D 17-25.279, F 17-25.281 à W 17-25.341, Z 17-25.344 à H
17-25.351, J 17-25.353 à N 17-25.402, Q 17-25.404 à X 17-25.434, Z 17-25.436 à
K 17-25.492, N 17-25.494 à Z 17-25.505, B 17-25.507 à J 17-25.537, M 17-25.539
à E 17-25.602, H 17-25.604 à C 17-25.623 ;
Reprise d’instance
2. Il y a lieu de donner acte aux consorts Y..., Z...
et A... de leur reprise d’instance.
Faits et procédure
3. Selon les arrêts attaqués M. X... et les autres
demandeurs aux pourvois ont été employés, en qualité de mineurs de fond et de
jour par les Houillères du bassin de Lorraine (HBL), devenues établissement
public à caractère industriel et commercial Charbonnages de France. Cet
établissement a été placé en liquidation le 1er janvier 2008, M.
B... étant désigné en qualité de liquidateur.
4. Les salariés ont saisi la juridiction prud’homale
aux fins d’obtenir la condamnation de leur employeur au paiement de
dommages-intérêts en réparation de leur préjudice d’anxiété et du manquement à
une obligation de sécurité. À la suite de la clôture de la liquidation, les
droits et obligations de l’Epic Charbonnages de France ont été transférés à l’État
à compter du 1er janvier 2018. La cour d’appel de Metz a rejeté les
demandes des salariés.
Examen des moyens réunis
Réponse de la Cour
Vu les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du
travail, le premier dans sa rédaction antérieure à l’ordonnance n° 2017-1389 du
22 septembre 2017, applicable au litige :
5. En application des règles de droit commun régissant
l’obligation de sécurité de l’employeur, le salarié qui justifie d’une
exposition à une substance nocive ou toxique générant un risque élevé de
développer une pathologie grave et d’un préjudice d’anxiété personnellement
subi résultant d’une telle exposition, peut agir contre son employeur pour
manquement de ce dernier à son obligation de sécurité.
6. Il résulte par ailleurs de la jurisprudence de la
Cour (Ass. plén., 5 avril 2019, pourvoi n° 18-17.442, en cours de publication ;
Soc. 25 novembre 2015, pourvoi n° 14-24444, Bull. V n° 234) que ne méconnaît
pas l’obligation légale lui imposant de prendre les mesures nécessaires pour
assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs,
l’employeur qui justifie avoir pris toutes les mesures prévues par les textes
susvisés.
7. Pour rejeter la demande des salariés au titre d’un
préjudice d’anxiété, les arrêts retiennent, d’abord, que la réparation du
préjudice spécifique d’anxiété, défini par la situation d’inquiétude permanente
face au risque de déclaration à tout moment d’une maladie liée à l’amiante,
n’est admise, pour les salariés exposés à l’amiante, qu’au profit de ceux
remplissant les conditions prévues par l’article 41 de la loi du 23 décembre
1998 et l’arrêté ministériel pris en application, et que les salariés doivent
être déboutés de leur demande présentée à titre principal en réparation du
préjudice d’anxiété, lequel n’est pas ici indemnisable, même sur le fondement
de l’obligation de sécurité, et ce en l’absence de dispositions légales
spécifiques.
8. Les arrêts retiennent, ensuite, que les salariés
versent aux débats plusieurs attestations mettant en cause la qualité, le
nombre et le port des masques individuels fournis par l’employeur ainsi que le
système d’arrosage destiné à capter les poussières. À titre d’exemple, il y est
ainsi fait état de ce que « nous n’avions pas de masque à poussières
individuel... la plupart des mineurs ne portait pas de masques à poussières,
certains d’entre nous achetaient des masques en mousse en pharmacie... nous
fermions l’eau pour ne pas être noyés à front... dans les années 90 on portait
des masques jetables ils se colmataient vite avec la respiration et la
poussière les colmatait et on n’en avait pas assez à disposition et ils
n’étaient pas adaptés à un travail physique intense » (M. C...), de ce que
« les différentes sortes de masques présentaient chacun leurs lacunes...
distribution limitée au jour ; ...les buses étaient souvent bouchées voire hors
service. Les arrosages sectoriels étaient très vite hors service » (M. D...),
de ce que « le port du masque n’était pas obligatoire » (M. E..., M.
F..., M. G..., M. H...), de ce que « plus il fallait de l’eau pour la
neutraliser, ce qui provoquait énormément de boue à l’avant de la machine,
celle-ci s’embourbait, conclusion mécanique, il fallait réduire la quantité
d’eau sur l’arrosage. En sachant que les buses d’arrosage étaient souvent
bouchées car la qualité de l’eau était médiocre. Pour nous protéger de toute
cette poussière, il nous fallait des masques de protection, lorsqu’on avait la
chance d’en avoir ce qui était très rare, ils étaient très souvent et
rapidement inutilisables ou hors service... » (M. I...), ou de ce que « les
buses du soutènement machant, les premières années, étaient inexistantes et
ensuite étaient régulièrement bouchées par les poussières » (M. J...) ou
de ce « qu’il y avait des buses à eau sur les tambours mais le débit était
insuffisant pour éliminer toute la poussière du havage. Même avec des buses
bouchées le havage continuait car le plus important était avant tout la
production » (M. K...) ou de ce que « j’ai assisté plusieurs fois à
la mise en place du capteur de poussières qui était toujours placé derrière une
toile de jute mouillée par une buse à eau » (M. L...).
9. Les arrêts retiennent également que l’attestation
de M. M..., un ancien salarié des HBL qui après son départ en 1973 a travaillé
pour un fournisseur des HBL, ce qui l’a conduit à faire des essais techniques
dans des galeries, fait état de ce que « nous sommes donc descendus par la
tête de taille pour accéder à la haveuse qui était en plein abattage, la
poussière était tellement dense qu’on n’y voyait pas à 2 mètres. Nous avons
progressé jusqu’au pied de la taille pour les essais de serrage au couple en
situation réelle, mon masque à poussière était bon à jeter, quand je me suis
mouché, le mouchoir était noir. Au retour, j’ai remarqué qu’un capteur de
poussière était masqué par de la toile de jute arrosée par une buse à eau. Dans
la voie de base, les convoyeurs, les broyeurs dégageaient malgré l’arrosage une
énorme poussière et mon masque était saturé ; un mineur me l’a soufflé à l’air
comprimé afin que je puisse le réutiliser, il m’a précisé qu’il lui faudrait
environ quatre ou cinq masques par poste ce que j’ai tendance à croire, le mien
étant colmaté après une petite heure. D’après ses dires confirmés aussi par
l’agent de maîtrise de chantier, il arrivait fréquemment qu’il n’y ait plus
aucun masque de stock ».
10. La cour d’appel a toutefois considéré que ces
attestations et témoignages faisaient état de constats qui ne pouvaient être
reliés directement à la situation concrète de chaque salarié demandeur en
fonction des différents postes successivement occupés par eux.
11. La cour d’appel a, par ailleurs, retenu qu’il
était démontré que l’employeur avait pris toutes mesures nécessaires de
protection, tant individuelle que collective, et également d’information, au vu
notamment de différents documents relatifs aux taux d’empoussiérage, de
documents relatifs aux systèmes d’aérage, de capteurs et dispositifs
d’arrosage, aux masques individuels, d’attestations - telle celle de M. N...
indiquant que « tant au point de vue des machines d’abattages, des
différents convoyeurs, que du soutènement, et des effets individuels ces
différents moyens de lutte étaient constamment contrôlés et entretenus... les
masques à poussière étaient à la portée de chaque agent avant la descente en
quantité suffisante. Des contrôles de poussière étaient organisés par des
appareils individuels portés par des agents durant tout le poste aux conditions
réelles de travail » ou celle de M. O... qui indique avoir constaté sur
trente ans l’évolution des méthodes et du matériel dans tous les services et
dans le domaine de la lutte contre les poussières par la recherche et la mise
en œuvre des moyens les plus efficaces ainsi que leur adaptation en fonction de
l’évolution des techniques et des matériels- de documents relatifs au suivi par
les médecins du travail des nuisances professionnelles et du suivi médical
renforcé du personnel des mines, des nombreux rapports des délégués-mineurs
faisant apparaître que lorsque une observation est formulée sur la sécurité, il
y est donné suite par l’exploitant, par exemple le rapport du 10 avril 1997 où
le délégué mineur indique « lors de l’utilisation de la balayeuse, un
nuage de poussière est créé, le personnel est incommodé. Je demande le retrait
immédiat de cet engin balayeuse inadapté aux conditions du carreau Merlebach nord »
avec la réponse apportée : « le balayage ne sera plus fait par temps sec
avec cet engin. Une balayeuse ‘‘humide’’ d’une société extérieure sera
commandée selon les besoins » ; notamment encore le rapport de M. P... du
21 août 1958 indiquant « Veine Anna 3 sud + nord les ouvriers travaillent
dans une atmosphère poussiéreuse. Les masques que ces ouvriers possèdent
rendent leur respiration pénible. Je demande à l’exploitant de revoir pour les
masques une meilleure qualité » avec parallèlement la réponse « les
mesures nécessaires sont prises » ou ceux de M. Q... mentionnant le 22
septembre 1982 « visité la 1°NE Aux. Constaté un important empoussiérage
du T.B provenant de la veine Irma, j’ai demandé au secteur concerné
l’installation d’une batterie de buses à eau pour neutraliser les poussières à
la tête du montage Irma Sud. Ce travail fut réalisé en cours de poste » et
mentionnant le 17 janvier 1983 « assisté partiellement au havage du front,
j’ai pu constater que la neutralisation des poussières par le dépoussiéreur était
très positive, des comptes-rendus des réunions de la commission d’hygiène et de
sécurité, ainsi que des rapports sur l’activité du service médical du travail,
tel celui de l’année 1986 où il est noté « les effets des nombreuses
remarques faites par les médecins du travail au cours de leurs visites de
chantier et d’atelier : beaucoup ont été prises en compte par la hiérarchie qui
a permis tantôt des améliorations techniques, tantôt la fourniture d’effets de
protection individuelle et dans certains cas une information du personnel »
et où il est précisé, au nombre des constatations faites par les médecins du
travail au cours de leurs visites de chantiers du fond « comme points
positifs : l’augmentation du nombre de dépoussiéreurs dans les chantiers de
creusement, l’utilisation croissante des masques antipoussières ».
12. En se déterminant ainsi, par des motifs
insuffisants à établir que l’employeur démontrait qu’il avait effectivement mis
en œuvre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé
physique et mentale des travailleurs, telles que prévues aux articles L. 4121-1
et L. 4121-2 du code du travail, la cour d’appel, qui devait rechercher si les
conditions de mise en œuvre de la responsabilité de l’employeur telles que
définies aux paragraphes 3 et 4 étaient réunies, n’a pas donné de base légale à
sa décision.
Portée et conséquences de la cassation
13. Il n’y a pas lieu de mettre hors de cause l’Agence
nationale de garantie des droits des mineurs.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE ET ANNULE, en toutes leurs dispositions, les
arrêts rendus le 7 juillet 2017, entre les parties, par la cour d’appel de Metz
;
Remet, en conséquence, la cause et les parties dans
l’état où elles se trouvaient avant lesdits arrêts et, pour être fait droit,
les renvoie devant la cour d’appel de Douai
Président : M. Cathala
Rapporteur : Mme Van Ruymbeke et M. Silhol conseiller
référendaire
Avocat général : Mme Courcol-Bouchard, premier avocat
général
Avocat(s) : SCP Thouvenin, Coudray et Grévy - SARL
Meier-Bourdeau, Lécuyer et associés - SCP Thouin-Palat et Boucard
Vous aviez compris à la lecture de cet arrêt qu’exposés
à des poussières nocives, des salariés ont saisi les tribunaux pour obtenir
réparation du « préjudice d’anxiété » et du manquement à l’obligation
de sécurité de l’employeur.
Considérant d’une part que le préjudice d’anxiété n’était
applicable que pour les salariés exposés à l’amiante, et d’autre part que l’employeur
avait pris toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité des
salariés, la Cour d’appel avait rejeté les demandes des salariés.
Mais, selon la Cour de cassation, le préjudice d’anxiété
résultant de l’exposition à une « substance nocive ou toxique générant un
risque élevé de développer une pathologie grave » justifie l’action des
salariés contre leur employeur pour manquement à son obligation de sécurité.
Pourtant ils ont fait des efforts…
Et aucun desdits salariés ne semble avoir été atteint
des maladies imputables aux poussières…
En tout cas, ils n’en font pas mention.
On ouvre là, à mon sens, un pan inédit du préjudice
subi par un salarié, soumis à un lien de subordination volontairement accepté
(et rémunéré pour cela)…
Imaginez donc qu’un « soldat du feu », voire
un simple policier ou un pompier relève qu’il est soumis à un « préjudice
d’anxiété » à l’occasion de ses missions et qu’il ne fait pas usage de son
« droit de retrait », où irait-on, à votre avis ?
Certes, les « poussières reniflées » ne sont
pas toutes réputées « nocives pour la santé », mais les situations
rencontrées le sont !
Et encore, je ne cause que des cas les plus évidents,
mais on peut l’étendre aux personnels soignants en contact avec des malades
contagieux, à des plongeurs claustrophobes, à des personnels navigants aérien en
prise avec le vertige et les rayonnements cosmiques de hautes altitude, à des
marins qui sont phobiques des profondeurs abyssales et risquent en permanence
des noyades étales, à ces routiers qui s’empêchent un « petit-gorgeon »
pour la route et respirent des gaz d’échappement particulièrement nocifs, à ces
cheminots et traminots agoraphobes soumis au stress des quais encombrés, à ces agriculteurs
répandant des pesticides (et à leurs voisins immédiats ou lointain)…
Loin de moi de vouloir critiquer une décision de
justice, mais franchement, avec ce genre d’avancée jurisprudentielle, on va
bientôt pouvoir s’empêcher de naître : Après tout, vivre est bien une
maladie mortelle, n’est-ce pas !
Bonne fin de journée à toutes et à tous !
I3
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