Ch. Sociale. Arrêt n° 715 du 8 juillet 2020 (n° 18-23.743)
Dans cette affaire, un salarié travaillait en tant que
consultant sûreté, spécialiste du Proche et Moyen-Orient, dans une société
fournissant des prestations de sécurité à différents organismes (ONG,
entreprises…). L’employeur, qui souhaitait envoyer ce salarié au Yémen pour
sécuriser les déplacements de clients américains, lui avait demandé de donner à
sa barbe une apparence plus neutre afin qu’elle soit dénuée de toute
connotation religieuse ou politique susceptible de remettre en cause la
sécurité de sa mission.
Le salarié ayant refusé, son employeur l’avait
licencié pour faute grave lui reprochant le port d’une barbe « taillée d’une
manière volontairement signifiante aux doubles plans religieux et politique
».
Le salarié avait alors contesté son licenciement
devant les tribunaux au motif que cette mesure était discriminatoire car fondée
sur ses convictions religieuses…
Quand les « barbus » veulent faire caguer
leur monde, ils ne manquent pas d’idées !
Mais c’est l’occasion d’une petite leçon de droit :
Cour de cassation – Chambre sociale
Arrêt n° 715 du 8 juillet 2020 (18-23.743) -
REPUBLIQUE
FRANCAISE
AU NOM DU
PEUPLE FRANCAIS
Président : M. Cathala
Rapporteur : Mme Sommé
Avocat général : Mme Trassoudaine-Verger
Avocat(s) : SCP Piwnica et Molinié - SCP Fabiani,
Luc-Thaler et Pinatel
Demandeur(s) : Risk & Co, société anonyme
Défendeur(s) : M. A... X...
Faits et procédure
1. Selon l’arrêt attaqué (Versailles, 27 septembre
2018), engagé le 14 novembre 2011 en qualité de consultant sûreté, statut
cadre, par la société Risk & Co, qui assure des prestations de services
dans le domaine de la sécurité et de la défense à des gouvernements,
organisations internationales non gouvernementales ou entreprises privées, M.
X... a été licencié pour faute grave le 13 août 2013.
2. Soutenant avoir été licencié pour un motif
discriminatoire en ce qu’il lui était reproché le port de la barbe, le salarié
a saisi la juridiction prud’homale le 26 novembre 2013 de demandes tendant à la
nullité de son licenciement, à sa réintégration et au paiement de diverses
sommes indemnitaires.
Examen du moyen
Énoncé du moyen
3. L’employeur fait grief à l’arrêt de prononcer la
nullité du licenciement du salarié, d’ordonner sa réintégration dans le délai
de trente jours suivant la notification de l’arrêt et de condamner la société
Risk & Co à lui payer certaines sommes à titre de provision à valoir sur
son préjudice et de salaire correspondant à la mise à pied conservatoire, alors
:
« 1°/ que si l’employeur est tenu de respecter les
convictions religieuses de son salarié, celles-ci, sauf clause expresse,
n’entrent pas dans le cadre du contrat de travail et le salarié doit exécuter
la prestation de travail pour laquelle il a été embauché ; que ne constitue ni
une discrimination, ni une violation de la liberté individuelle ou religieuse
du salarié, l’injonction faite par un employeur qui fournit des prestations de
conseil aux entreprises dans le domaine de l’information, de l’analyse et de la
gestion des risques de toute nature, dans des environnements mouvants,
instables et dégradés, à un consultant en sécurité, affecté à des missions dans
des zones à risques, d’adopter, pour sa propre sécurité et celle des personnes
auprès desquelles il est affecté dans le cadre de sa mission, une apparence
tenant compte des us et coutumes des pays dans lesquels il doit se rendre ;
qu’une telle exigence, inhérente à la fonction occupée, justifie l’injonction
de revenir à un port de barde exclusif de toute connotation susceptible de
remettre en cause la sécurité de la mission, dans le pays dans lequel elle doit
être exécutée ; que l’article 13 du contrat de travail de M. X..., embauché en
qualité de consultant sûreté avec une prise de fonctions au Yémen, stipulait
que "dans l’exercice de ses fonctions, M. X... obéit aux lois et
règlements des pays dans lesquels il est amené à travailler ainsi qu’aux
règlements intérieurs des différentes structures des clients. Il respecte les
us et coutumes des pays dans lesquels il se rendra" ; qu’à cet égard, la
société Risk & Co avait fait valoir que M. X..., embauché en tenant compte
de ce qu’il se présentait comme spécialiste du Proche et Moyen-Orient, avait
affiché sa préférence pour une affectation dans un pays de culture
arabo-musulmane ; qu’en ne vérifiant pas si le refus du salarié de revenir à
une barbe d’apparence plus neutre et comparable à celle qu’il portait au moment
de son embauche, afin notamment de lui confier une mission de sécurité au Yémen
ou dans les pays en adéquation avec son affectation préférentielle et ses
compétences, ne constituait pas une méconnaissance de ses obligations
contractuelles, la cour d’appel a privé sa décision de base légale au regard de
l’article L. 1221-1 du code du travail ;
2°/ que ne constitue ni une discrimination, ni une
violation de la liberté individuelle ou religieuse d’un salarié, mais une
simple restriction légitime, proportionnée et objectivement justifiée,
l’injonction faite par un employeur qui fournit des prestations de conseil aux
entreprises dans le domaine de l’information, de l’analyse et de la gestion des
risques de toute nature, inhérents aux environnements mouvants, instables et
dégradés, à un consultant en sécurité, amené à exécuter ses missions dans des zones
à risques, d’adopter, pour sa propre sécurité et celle des personnes auprès
desquelles il est affecté dans le cadre de sa mission, une apparence tenant
compte des us et coutumes des pays dans lesquels il est affecté ; qu’une telle
exigence, inhérente à la fonction occupée, justifie l’injonction de revenir à
un port de barbe exclusif de toute connotation susceptible de remettre en cause
la sécurité de la mission ; que compte tenu du contexte de la mission assignée
au salarié, de sa nature, du pays de destination des missions, la restriction
relative à l’apparence de la barbe portée par le salarié, afin qu’elle reflète
une neutralité, est justifiée par la nature de la tâche à accomplir,
proportionnée au but poursuivi, ladite restriction répondant à une exigence
professionnelle essentielle et déterminante, l’objectif de la restriction étant
légitime ; qu’en énonçant que le licenciement reposait pour partie sur des
motifs pris de ce que l’employeur considère comme l’expression par M. X... de
ses convictions politiques ou religieuses au travers du port de sa barbe, sans
rechercher si la fonction occupée par le salarié, en qualité de consultant de
sécurité destiné à être affecté régulièrement dans des zones potentiellement
dangereuses et politiquement instables, n’imposait pas la restriction
litigieuse, au regard de la nécessité de tenir compte du sens attribué à
l’apparence de la barbe dans lesdites zones, l’employeur ne pouvant prendre le
risque d’envoyer au Yémen un salarié dont l’apparence pouvait justifier une
stigmatisation et mettre en péril sa sécurité et celle des personnes qu’il
devait accompagner, la cour d’appel a privé sa décision de base légale au
regard des articles L. 1121-1 et L. 1131-1 du code du travail ;
3°/ que la société Risk & Co, avait versé aux
débats le témoignage d’un ancien consultant en sécurité qui avait précisé :
"J’ai observé que les militaires avec lesquels on travaillait étaient
particulièrement inquiets et sur leur garde. Un comportement ou une apparence
inappropriés s’apparentant à celles de groupes terroristes aurait même pu nous
mettre sérieusement en danger" ; qu’en ne s’expliquant pas sur cette
attestation, la cour d’appel a méconnu les exigences de l’article 455 du code
de procédure civile ;
4°/ que la légitimité d’une restriction apportée à la
liberté religieuse d’un salarié, en l’état du droit applicable antérieur à la
loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 n’était pas subordonnée à l’existence d’une
note de service ou d’un règlement intérieur ; que l’absence d’un tel support a
pour seule conséquence d’imposer un examen de la restriction alléguée en
relevant l’existence d’une exigence professionnelle essentielle et déterminante
; qu’en se fondant sur le fait que l’employeur ne produisait aucun règlement
intérieur ni aucune note de service précisant la nature des restrictions qu’il
entendait imposer en raison des impératifs de sécurité qu’il invoque, la cour
d’appel a statué par des motifs inopérants et violé les articles 1321-1, L.
1321-2-1 et L. 1321-5 du code du travail. »
Réponse de la Cour
4. Il résulte des articles L. 1121-1, L. 1132-1, dans
sa rédaction applicable, et L. 1133-1 du code du travail, mettant en œuvre en
droit interne les dispositions des articles 2, § 2, et 4, § 1, de la directive
2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000, que les restrictions à la liberté
religieuse doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir,
répondre à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et
proportionnées au but recherché. Au terme de l’article L. 1321-3, 2° du code du
travail dans sa rédaction applicable, le règlement intérieur ne peut contenir
des dispositions apportant aux droits des personnes et aux libertés
individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées
par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché.
5. L’employeur, investi de la mission de faire
respecter au sein de la communauté de travail l’ensemble des libertés et droits
fondamentaux de chaque salarié, peut prévoir dans le règlement intérieur de
l’entreprise ou dans une note de service soumise aux mêmes dispositions que le
règlement intérieur, en application de l’article L. 1321-5 du code du travail
dans sa rédaction applicable, une clause de neutralité interdisant le port
visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de
travail, dès lors que cette clause générale et indifférenciée n’est appliquée
qu’aux salariés se trouvant en contact avec les clients.
6. Ayant relevé que l’employeur ne produisait aucun
règlement intérieur ni aucune note de service précisant la nature des
restrictions qu’il entendait imposer au salarié en raison des impératifs de
sécurité invoqués, la cour d’appel en a déduit à bon droit, sans être tenue de
procéder à une recherche inopérante, que l’interdiction faite au salarié, lors
de l’exercice de ses missions, du port de la barbe, en tant qu’elle
manifesterait des convictions religieuses et politiques, et l’injonction faite
par l’employeur de revenir à une apparence considérée par ce dernier comme plus
neutre caractérisaient l’existence d’une discrimination directement fondée sur
les convictions religieuses et politiques du salarié.
7. Il résulte par ailleurs de la jurisprudence de la
Cour de justice de l’Union européenne (CJUE, 14 mars 2017, Micropole Univers,
C-188/15), que la notion d’« exigence professionnelle essentielle et
déterminante », au sens de l’article 4 § 1 de la directive 2000/78 du 27
novembre 2000, renvoie à une exigence objectivement dictée par la nature ou les
conditions d’exercice de l’activité professionnelle en cause. Elle ne saurait,
en revanche, couvrir des considérations subjectives, telles que la volonté de
l’employeur de tenir compte des souhaits particuliers du client.
8. Dès lors, la cour d’appel a exactement retenu que
si les demandes d’un client relatives au port d’une barbe pouvant être connotée
de façon religieuse ne sauraient, par elles-mêmes, être considérées comme une
exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de l’article 4 § 1
de la directive n° 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000, l’objectif
légitime de sécurité du personnel et des clients de l’entreprise peut justifier
en application de ces mêmes dispositions des restrictions aux droits des
personnes et aux libertés individuelles et collectives et, par suite, permet à
l’employeur d’imposer aux salariés une apparence neutre lorsque celle-ci est
rendue nécessaire afin de prévenir un danger objectif.
9. Ayant relevé que si l’employeur considérait la
façon dont le salarié portait sa barbe comme une provocation politique et
religieuse, il ne précisait ni la justification objective de cette
appréciation, ni quelle façon de tailler la barbe aurait été admissible au
regard des impératifs de sécurité avancés, la cour d’appel a constaté,
appréciant souverainement les éléments de preuve qui lui étaient soumis et sans
être tenue de s’expliquer sur ceux qu’elle décidait d’écarter, que l’employeur
ne démontrait pas les risques de sécurité spécifiques liés au port de la barbe
dans le cadre de l’exécution de la mission du salarié au Yémen de nature à
constituer une justification à une atteinte proportionnée aux libertés du
salarié.
10. La cour d’appel en a déduit à bon droit, sans
encourir le grief de la quatrième branche du moyen qui manque en fait, que le
licenciement du salarié reposait, au moins pour partie, sur le motif
discriminatoire pris de ce que l’employeur considérait comme l’expression par
le salarié de ses convictions politiques ou religieuses au travers du port de
sa barbe, de sorte que le licenciement était nul en application de l’article L.
1132-4 du code du travail.
11. Le moyen n’est donc pas fondé.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE le pourvoi ;
(Et cætera…)
C’est un peu l’histoire des « Dupond-Dupont »,
les frères siamois de la Sureté Belge chers à Hergé qui, pour mieux passer
inaperçus dans un pays « hors leurs frontières » revêtent le costume
traditionnel dudit pays visité…
Pourquoi une barbe « touffue » et pas une
kippa ?
Ou le costume de « superman » siglé d’un
drapeau du pays du soleil levant ?
Ceci dit, la Cour de cassation a confirmé le caractère
discriminatoire de ce licenciement, mais elle a d’abord rappelé que l’employeur
peut intégrer dans le règlement intérieur de l’entreprise une « clause de
neutralité » prévoyant, de manière générale et indifférenciée, que le port
visible de tout signe politique, philosophique ou religieux est prohibé !
Sachant que cette interdiction ne peut s’appliquer
qu’aux salariés en contact avec des clients…
En l’absence d’une telle clause dans l’entreprise, les
juges ont estimé que le fait d’interdire au salarié de porter une barbe qui
montrerait ses convictions religieuses et politiques et de lui demander de la
tailler de manière plus neutre constitue bien une discrimination directement
fondée sur ses convictions.
Or, en droit Gauloisien (et européen), une telle
restriction à la liberté religieuse imposée à un salarié par un employeur n’est
légitime que si elle est justifiée par la nature de sa tâche, qu’elle répond à
une exigence professionnelle essentielle et déterminante et qu’elle est
proportionnée au but recherché (considérations de sécurité, par exemple).
Dans cette affaire-là, la demande de l’employeur faite
au salarié de tailler sa barbe était essentiellement motivée par un souhait des
clients qu’ils devaient accompagner au Yémen.
Or, la Cour de cassation a rappelé que la seule
volonté d’un employeur de tenir compte des souhaits particuliers d’un client ne
constitue pas une « exigence professionnelle essentielle et déterminante »
pouvant justifier une restriction à la liberté religieuse du salarié.
Pour que le licenciement du salarié ne soit pas
considéré comme une discrimination fondée sur un motif religieux, l’employeur
devait donc établir que sa demande était justifiée par des considérations de
sécurité, c’est-à-dire par l’obligation d’assurer au Yémen la sécurité de ses
salariés et de ses clients.
Mais les juges ont estimé que celui-ci « ne démontrait
pas les risques de sécurité spécifiques liés au port de la barbe dans le cadre
de l’exécution de la mission du salarié au Yémen ».
Conséquemment, le licenciement du salarié était donc
nul en raison de son caractère discriminatoire.
Moâ, je l’aurai mis dans un placard…
Tu demandes à un salarié de penser à sa propre
protection et de porter un masque (ou n’importe quel autre vêtement de
protection), il s’y refuse obstinément, il passe à la caisse demander « son
compte » !
Tu imagines un peu l’infirmière tubarde qui t’accueille
à l’hosto sans son masque ou des gants pour te torturer sur ton lit de
douleurs et de souffrances sous prétexte que sa religion le lui interdit ?
Non mais dehors, STP !
Ou alors, parce que les erreurs de casting à l’embauche
ça existe, tu la fous au sous-sol à classer les archives…
La leçon de droit c’est que « Risk & Co »
en sera quitte pour « copier/coller » un règlement intérieur
particulièrement carabiné qui s’appliquera à tout le monde depuis désormais !
La bonne parade, validée par la Cathala soi-même,
es-qualité de juge du droit…
C’était bon à savoir…
Bon week-end à toutes et tous !
I3
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