Cour de cassation, 3ème chambre civile, n°
18-25.113
Chacun le sait : « Ouvrage public mal planté
ne se démolit pas ». Mais qu’en est-il des « ouvrages privés » ?
Tout différemment !
Dans cette affaire sans grande importance, une
servitude conventionnelle de passage d’une largeur de 8 mètres est instituée au
profit d’une parcelle détenue en indivision. Le fonds servant est constitué de
deux parcelles, et sur l’une d’elles est construite une maison d’habitation
conformément à un permis de construire régulièrement délivré.
Mais l’un des indivisaires demande la démolition des
constructions et plantations empiétant sur le passage.
Dns un premier temps, les juges du fond constatent que
la construction a pour effet de réduire de moitié la largeur du passage à un
endroit.
Et il convient de rappeler dans ce genre d’affaire que
le déplacement de l’assiette de la servitude ne peut être imposé au
propriétaire du fonds dominant que sous certaines conditions (C. civ.
art. 701, al. 3) ici probablement non-réunies, ils ordonnent donc la
démolition de l’ouvrage empiétant.
Cour de Cassation, troisième chambre civile, pourvoi
n° 18-25.113,
du 19 décembre 2019
LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, a
rendu l’arrêt suivant :
REPUBLIQUE
FRANCAISE
AU NOM DU
PEUPLE FRANCAIS
SCP Baraduc, Duhamel et Rameix, avocat aux Conseils,
pour Mme L…, M. R… L… et M. P….
(etc.)
Vu la procédure (…)
Vus (textes…)
Vues ls prétentions (…)
Sur le moyen unique :
Vu l’article 8 de la Convention de sauvegarde des
droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
Attendu, selon l’arrêt attaqué (Dijon, 10 juillet
2018), que, par acte notarié dressé le 7 juillet 1982, a été instituée au profit
de la parcelle cadastrée (…) , propriété indivise de MM. G…, R…, K… et N… L… et
de Mme S… L…, une servitude de passage, d’une largeur de huit mètres, grevant
les parcelles cadastrées […] et […] dont sont, respectivement, propriétaires M.
R… L… et sa fille B… ; que Mme B… L… et M. P… ont fait construire une maison
d’habitation sur la parcelle cadastrée (…) en exécution d’un permis de
construire délivré le 22 février 2007 ; que M. K… L… a assigné en référé Mme B…
L…, ainsi que M. R… L… dont la parcelle est bordée d’une haie, en suppression
des constructions, plantations et équipements empiétant sur l’assiette de la
servitude ; qu’en appel, M. P… a été assigné en intervention forcée ;
Attendu que, pour ordonner la démolition de la
construction, l’arrêt retient que, du fait de l’empiétement, le passage est
réduit de moitié à hauteur du garage et qu’un déplacement de l’assiette de la
servitude ne peut être imposé au propriétaire du fonds dominant que dans les
conditions prévues à l’article 701, dernier alinéa, du code civil ;
Qu’en statuant ainsi, sans rechercher, comme il le lui
était demandé, si la mesure de démolition n’était pas disproportionnée au
regard du droit au respect du domicile de Mme L… et de M. P…, la cour d’appel
n’a pas donné de base légale à sa décision ;
PAR CES MOTIFS :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu’il ordonne la
démolition de la construction édifiée par Mme L… et M. P…, l’arrêt rendu le 10
juillet 2018, entre les parties, par la cour d’appel de Dijon ; remet, en conséquence,
sur ce point, la cause et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant
ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d’appel de
Lyon ;
Condamne M. K… L… aux dépens ;
Vu l’article 700 du code de procédure civile, rejette
les demandes ;
Dit que sur les diligences du procureur général près
la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en
marge ou à la suite de l’arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, troisième
chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du
dix-neuf décembre deux mille dix-neuf.
La Haute Juridiction censure la décision sur le
fondement de l’article 8 de la convention européenne des droits de l’Homme :
Elle reproche aux juges du fond de ne pas avoir recherché, comme il le leur
était demandé, si la mesure de démolition n’était pas disproportionnée au
regard du droit au respect du domicile du constructeur !
Rendant ainsi superflue la règle édictée par le Code
civil…
Dans le contentieux de l’empiètement sur la propriété
d’autrui, la Cour de cassation se refusait, pour l’instant, à tout contrôle de
proportionnalité, aussi bien lorsque sont invoqués le droit au respect de la
vie privée et du domicile (Cass. 3ème civ. 10/11/2016 n° 15-21.949)
que le droit au respect des biens (Cass. 3ème civ. 21/12/2017 n° 16-25.406).
La règle applicable veut que l’empiètement est
systématiquement sanctionné par la démolition de l’ouvrage, peu important la
mesure de l’empiètement (Cass. 3ème civ. 20-3-2002 n° 00-16.015, cas
d’empiètement de la clôture de 0,5 centimètre…), voire de l’absence de
préjudice subi (Cass. 1er civ. 24/05/1965 n° 63-10.859) ou de la
bonne foi des voisins et sans que l’action puisse être considérée comme abusive
(Cass. 3ème civ. 21/12/2017 n° 16-25.406 précité).
Sévère, mais c’est comme ça : On n’entretient pas
un cadastre pour rien dans la République et les bornes ne sont pas faites
seulement pour que les chiens y posent leur marque !
Les Hauts Magistrats acceptent en revanche depuis peu
de se livrer à un contrôle de proportionnalité en matière de construction
pleine et entière sur la propriété d’autrui (Cass. 3ème civ. 17/05/2018
n° 16-15.792) y compris en matière d’expulsion pour occupation illicite (Cass.
3ème civ. 04/07/2019 n° 18-17.119 et encore récemment : Cass. 3ème
civ. 28/11/2019 n° 17-22.810).
Quant à la construction sur sol d’autrui (C. civ. art.
555) et l’empiètement (civ.
art. 545) ne relèvent pas des mêmes textes ni, par conséquent, des
mêmes équilibres, ce qui pourrait expliquer que le juge se livre à un contrôle
de proportionnalité pour la première mais non pour le second arrêt nous
explique la doctrine des « sachants ».
Il n’y aurait d’ailleurs, au-delà de la limite
séparative, ni propriété ni domicile pour celui qui empiète !
C’est dire que vue de près, la jurisprudence nouvelle pourrait
être vue comme le signe d’un infléchissement à venir de la position de la Cour
de cassation dans le contentieux de l’empiètement… en se basant sur la
protection européenne du domicile !
La question se pose sachant qu’il faut toutefois
considérer les circonstances de l’espèce car il est question ici de la
protection d’un droit de servitude et non pas de la propriété pleine et
entière.
Peut-être n’est donc qu’un arrêt d’espèce.
Comme quoi, « le droit » avance, même dans
des cas de transgression flagrante : Les indivisaires se mettent d’accord
pour libérer un passage de 8 mètres de large vers le fonds enclavé (ce qui peut
paraître énorme, ou alors on est dans une courbe en montage Corse à fort
dénivelé).
Et puis tout d’un coup, ce passage est réduit de
moitié (et pas d’un demi-centimètre) en contravention avec les engagements pris !
Censure…
Non pas pleine et entière, car le retour devant le
juge du fond devra peut-être confirmer que finalement l’empiétement est
disproportionné (sauf dans un virage dans les montagnes Corses…) !
Aussi a-t-on idée de construire une habitation sur un
terrain qui finalement n’est pas vraiment à soi ?
Ou peut-être que la voie de servitude devra être
déplacée : Ce qui paraît être la décision de bon sens à venir entre les
deux propriétaires qui aurait dû s’imposer (ce qui aurait évité de mobiliser
les « juristes Bac +++++ 10ème dan » pour des
broutilles de voisinage…) et éviter quelques frais inutiles.
Enfin, le grand mérite des sieurs et dames à l’instance,
c’est de faire réfléchir les dits « juristes 10ème dan »
sur la portée des lois à faire respecter : J’aime bien.
Bonne fin de week-end à toutes et à tous !
I3
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