Repris des « Cahiers de la justice » n° 2, 2015
Je rappelle que samedi
dernier, j’ai décidé de reprendre de « larges extraits » d’une
étude de la jurisprudence publiée par les « Cahiers de la Justice »
qui revenait sur les décisions de justice rendues dans l’affaire des « caricatures
de Mahomet », après l’attentat du 7 janvier 2015.
Il me semble que dans le contexte actuel, elle mérite d’être relue et plus largement diffusée car bien trop méconnue, à en croire les bêtises que je lis et entends sur ces sujets… épineux !
Reportez-vous à « l’article plus ancien » de la rubrique « Le coin des juristes-fiscalistes » (la fiscalité menant à tout, je suis aussi « juriste » par la force des choses).
Nous en étions au point II : La jurisprudence spécifique applicable en matière satirique.
II – L’humour et le droit de la presse
Lorsque les juges apprécient le caractère punissable d’une publication, ils doivent non seulement prendre en compte les termes poursuivis, mais aussi des éléments extrinsèques, c’est-à-dire des éléments de contexte.
De ce fait, certaines situations comme la polémique politique, l’expression syndicale, le débat historique ou scientifique font l’objet de jurisprudences particulières – protégeant plus largement la liberté d’expression – de la part des juridictions internes et européennes.
De même, les publications réalisées dans un contexte humoristique sont appréciées plus souplement par les juges pour prendre en compte les spécificités de ce genre d’expression.
De longue date en effet, les juges reconnaissent au bouffon un « droit à l’irrespect » ou « à l’insolence » et autorisent un « ton irrévérencieux et provocateur » car, affirment-ils, « l’excès est la loi du genre »…
Et prenons donc l’exemple des provocations à la discrimination, à la haine
ou à la violence commises en raison de l’appartenance à une religion.
Certaines associations de défense de croyants ont développé l’idée selon laquelle des propos ou dessins moqueurs à l’égard d’une religion, de ses rites ou de ses symboles sont constitutifs de provocations pénalement sanctionnées.
Ainsi en 2001, une affaire, portait sur différentes caricatures publiées par le journal La Grosse Bertha représentant le Christ, les apôtres, le pape et un prêtre dans des situations burlesques et obscènes.
Une caricature en couverture parodiait le titre d’un spectacle…
La Cour de cassation approuve alors le raisonnement d’une Cour d’appel qui avait estimé que « tous les dessins en cause tournent en dérision la religion catholique, les croyances, les symboles et les rites de la pratique religieuse, mais n’ont pas pour finalité de susciter un état d’esprit de nature à provoquer la discrimination, la haine ou la violence ».
(Civ. 2ème, 8 mars 2001, pourvoi n° 98-17.574)
De même, des extraits d'un « numéro spécial Pape » de Charlie Hebdo, paru en 2008, ont été poursuivis devant le TGI de « Paris-sur-la-plage ».
(TGI Paris, 2 juin 2009, Légipresse, n° 263, 2009).
L’association partie civile ne soutenait qu’un court texte satirique qui comprenait les termes « Que l’on redonne les chrétiens à bouffer aux lions ! »
Le premier était ainsi rédigé : « Messe en latin, éducation… pouvait être reçu comme un « appel à la violence, voire au meurtre » des chrétiens, et qu’un second sous le titre « Devinette », il était indiqué : « De quel… associait Jésus-Christ à la pédophilie. À l’inverse, le directeur de publication affirmait que « ces propos outranciers relèvent de la satire et de l’humour ».
Le tribunal relève alors que l’hebdomadaire était « une publication
dont la vocation satirique et humoristique et le goût pour la provocation et l’outrance
sont connus de tous » et que ces textes ne peuvent donc être « sérieusement
compris comme un appel au meurtre des chrétiens » ou « comme appelant à
(leur) stigmatisation (…) en ce qu’ils seraient les adeptes d’un
pédophile »
Au regard du contexte, les juges estiment donc que l’infraction n’était pas caractérisée.
La Cour d’appel de Paris confirme ensuite cette décision en se fondant sur une argumentation similaire : bien « qu’ironiques et volontairement outranciers, inconvenants peut-être, les passages incriminés ne peuvent tromper sur le but poursuivi : faire rire le lecteur, lequel ne peut se méprendre sur leur sens et leur portée » ; ainsi, « s’ils peuvent heurter quelques sensibilités, ces passages, imprégnés de l’humour sommaire en vigueur dans les cours de récréation, ne dépassent pas les limites permises de la liberté d’expression ».
Puis, pour les mêmes motifs, la Cour de cassation rejette le pourvoi formé par l’association.
(Crim. 15 mars 2011, pourvoi n° 10-82.809.)
Cette appréciation particulière des publications humoristiques s’applique d'ailleurs aux différentes infractions de presse – elle s’étend par exemple à la diffamation ou à l’injure – et à d’autres domaines que la religion.
Il était donc acquis en droit interne, au moment du jugement des
caricatures de Mahomet, que les humoristes et caricaturistes bénéficient d’une
jurisprudence spécifique afin de permettre à ce genre littéraire d’exister sans
encourir la censure.
Et dans plusieurs affaires, la CEDH a également considéré que la satire devait, en tant que genre littéraire, faire l’objet d'une protection particulière.
Ainsi, dans l’affaire Eon c/ France dans laquelle elle appréciait une sanction prononcée pour offense au président de la République à l’encontre d’un manifestant ayant repris sur une pancarte une formule grossière auparavant utilisée par le Président lui-même (le célèbre « Cass’toi pôv’ kon » de « Bling-bling »), la Cour rappelle sa jurisprudence : « La satire est une forme d’expression artistique et de commentaire social qui, de par l'exagération et la déformation de la réalité qui la caractérisent, vise naturellement à provoquer et à agiter. C’est pourquoi il faut examiner avec une attention particulière toute ingérence dans le droit d’un artiste – ou de toute autre personne – à s'exprimer par ce biais ».
(CEDH, Eon c/ France, 14 mars 2013, Requête n° 26118/10, §. 60.)
La Cour européenne avait alors considéré la sanction prononcée à l’égard du manifestant disproportionnée et avait condamné la « Gauloisie-impétueuse ».
Il faut dire que dans la formule retenue, il faut retenir que c’est « Bling-bling » soi-même qui avait donné le « la » avant tout le monde…
Mais cette plus grande tolérance reconnue en droit interne et européen
pour les publications humoristiques n’est toutefois pas dénuée de limites.
Ainsi, pour que les juges appliquent cette jurisprudence, il faut par exemple que l’objectif de divertir apparaisse clairement.
(TGI Paris, 16 févr. 1993, D 1994, Somm. 195.) Ainsi, un humoriste n’en bénéficie pas automatiquement, du fait de cette seule qualité, quand il s’exprime dans une émission d’information générale.
(Crim. 29 nov. 1994, pourvoi n° 92-85.281).
De plus, alors même que le contexte humoristique est reconnu, les juges considèrent parfois que la publication ou les propos poursuivis excèdent tout de même les limites de la liberté d’expression, notamment si l’auteur a manqué totalement à son devoir de prudence et d’objectivité.
(Civ. 2ème, 24 févr. 2005, n° 02-19.136), notamment quand le respect de la dignité de la personne humaine est en jeu. Ainsi, le TGI de « Paris-sur-la-Seine » affirme par exemple que « la satire et…, ou encore lorsque les discours humoristiques sont en réalité le moyen de commettre des infractions telles que la contestation de crime contre l’humanité ou les provocations à la haine »
La Cour européenne adopte également une position similaire, par exemple
lorsque l’humour est utilisé afin de faire l’apologie d’actes de terrorisme (Cf.
l’affaire Leroy c/ France ; CEDH, 2 oct. 2008, requête n° 36109/03…), où elle
affirme ainsi que la condamnation de l’auteur d'un dessin satirique glorifiant
les attentats du 11 septembre 2001 n’est pas, malgré la provocation et l’exagération
permises dans le domaine de la caricature, disproportionnée au regard des
circonstances particulières de l’espèce.
Il s’agissait d’un dessin publié le lendemain des attentats et dans une région où le terrorisme est une question sensible…
Dans l’affaire des caricatures de Mahomet, le TGI de « Paris-sur-la-plage »
va prendre en compte cette protection dont bénéficient les journaux satiriques,
puisque les lecteurs de Charlie Hebdo sont un public averti. Néanmoins ce droit
à l'humour connaît parfois certaines limites :
« Attendu que Charlie Hebdo est un journal satirique, contenant de nombreuses caricatures, que nul n’est obligé d’acheter ou de lire, à la différence d’autres supports tels que des affiches exposées sur la voie publique.;
Attendu que toute caricature s’analyse en un portrait qui s’affranchit
du bon goût pour remplir une fonction parodique, que ce soit sur le mode
burlesque ou grotesque ; que l’exagération fonctionne alors à la manière du mot
d’esprit qui permet de contourner la censure, d’utiliser l’ironie comme
instrument de critique sociale et politique, en faisant appel au jugement et au
débat ;
Attendu que le genre littéraire de la caricature, bien que délibérément provocant, participe à ce titre de la liberté d’expression et de communication des pensées et des opinions ; que, du fait de l’excès même de son contenu volontairement irrévérencieux, il doit être tenu compte de l’exagération et de la subjectivité inhérentes à ce mode d’expression pour analyser le sens et la portée des dessins litigieux, le droit à la critique et à l’humour n’étant cependant pas dépourvu de limites. »
Ainsi, le contexte humoristique a été pris en considération par le juge,
mais il n’est pas nécessairement suffisant pour écarter la répression.
En réalité, au-delà du caractère satirique de l’hebdomadaire, c’est le contexte dans lequel a eu lieu la publication qui va peser lourdement dans l’appréciation du dessin par les juges.
III – Le contexte de la publication : La prise en considération du débat d’intérêt
général
(à suivre…)
Bon week-end de réflexions à toutes et tous, croyant(e)s et
non-croyant(e)s
I3
Il me semble que dans le contexte actuel, elle mérite d’être relue et plus largement diffusée car bien trop méconnue, à en croire les bêtises que je lis et entends sur ces sujets… épineux !
Reportez-vous à « l’article plus ancien » de la rubrique « Le coin des juristes-fiscalistes » (la fiscalité menant à tout, je suis aussi « juriste » par la force des choses).
Nous en étions au point II : La jurisprudence spécifique applicable en matière satirique.
Lorsque les juges apprécient le caractère punissable d’une publication, ils doivent non seulement prendre en compte les termes poursuivis, mais aussi des éléments extrinsèques, c’est-à-dire des éléments de contexte.
De ce fait, certaines situations comme la polémique politique, l’expression syndicale, le débat historique ou scientifique font l’objet de jurisprudences particulières – protégeant plus largement la liberté d’expression – de la part des juridictions internes et européennes.
De même, les publications réalisées dans un contexte humoristique sont appréciées plus souplement par les juges pour prendre en compte les spécificités de ce genre d’expression.
De longue date en effet, les juges reconnaissent au bouffon un « droit à l’irrespect » ou « à l’insolence » et autorisent un « ton irrévérencieux et provocateur » car, affirment-ils, « l’excès est la loi du genre »…
Certaines associations de défense de croyants ont développé l’idée selon laquelle des propos ou dessins moqueurs à l’égard d’une religion, de ses rites ou de ses symboles sont constitutifs de provocations pénalement sanctionnées.
Ainsi en 2001, une affaire, portait sur différentes caricatures publiées par le journal La Grosse Bertha représentant le Christ, les apôtres, le pape et un prêtre dans des situations burlesques et obscènes.
Une caricature en couverture parodiait le titre d’un spectacle…
La Cour de cassation approuve alors le raisonnement d’une Cour d’appel qui avait estimé que « tous les dessins en cause tournent en dérision la religion catholique, les croyances, les symboles et les rites de la pratique religieuse, mais n’ont pas pour finalité de susciter un état d’esprit de nature à provoquer la discrimination, la haine ou la violence ».
(Civ. 2ème, 8 mars 2001, pourvoi n° 98-17.574)
De même, des extraits d'un « numéro spécial Pape » de Charlie Hebdo, paru en 2008, ont été poursuivis devant le TGI de « Paris-sur-la-plage ».
(TGI Paris, 2 juin 2009, Légipresse, n° 263, 2009).
L’association partie civile ne soutenait qu’un court texte satirique qui comprenait les termes « Que l’on redonne les chrétiens à bouffer aux lions ! »
Le premier était ainsi rédigé : « Messe en latin, éducation… pouvait être reçu comme un « appel à la violence, voire au meurtre » des chrétiens, et qu’un second sous le titre « Devinette », il était indiqué : « De quel… associait Jésus-Christ à la pédophilie. À l’inverse, le directeur de publication affirmait que « ces propos outranciers relèvent de la satire et de l’humour ».
Au regard du contexte, les juges estiment donc que l’infraction n’était pas caractérisée.
La Cour d’appel de Paris confirme ensuite cette décision en se fondant sur une argumentation similaire : bien « qu’ironiques et volontairement outranciers, inconvenants peut-être, les passages incriminés ne peuvent tromper sur le but poursuivi : faire rire le lecteur, lequel ne peut se méprendre sur leur sens et leur portée » ; ainsi, « s’ils peuvent heurter quelques sensibilités, ces passages, imprégnés de l’humour sommaire en vigueur dans les cours de récréation, ne dépassent pas les limites permises de la liberté d’expression ».
Puis, pour les mêmes motifs, la Cour de cassation rejette le pourvoi formé par l’association.
(Crim. 15 mars 2011, pourvoi n° 10-82.809.)
Cette appréciation particulière des publications humoristiques s’applique d'ailleurs aux différentes infractions de presse – elle s’étend par exemple à la diffamation ou à l’injure – et à d’autres domaines que la religion.
Et dans plusieurs affaires, la CEDH a également considéré que la satire devait, en tant que genre littéraire, faire l’objet d'une protection particulière.
Ainsi, dans l’affaire Eon c/ France dans laquelle elle appréciait une sanction prononcée pour offense au président de la République à l’encontre d’un manifestant ayant repris sur une pancarte une formule grossière auparavant utilisée par le Président lui-même (le célèbre « Cass’toi pôv’ kon » de « Bling-bling »), la Cour rappelle sa jurisprudence : « La satire est une forme d’expression artistique et de commentaire social qui, de par l'exagération et la déformation de la réalité qui la caractérisent, vise naturellement à provoquer et à agiter. C’est pourquoi il faut examiner avec une attention particulière toute ingérence dans le droit d’un artiste – ou de toute autre personne – à s'exprimer par ce biais ».
(CEDH, Eon c/ France, 14 mars 2013, Requête n° 26118/10, §. 60.)
La Cour européenne avait alors considéré la sanction prononcée à l’égard du manifestant disproportionnée et avait condamné la « Gauloisie-impétueuse ».
Il faut dire que dans la formule retenue, il faut retenir que c’est « Bling-bling » soi-même qui avait donné le « la » avant tout le monde…
Ainsi, pour que les juges appliquent cette jurisprudence, il faut par exemple que l’objectif de divertir apparaisse clairement.
(TGI Paris, 16 févr. 1993, D 1994, Somm. 195.) Ainsi, un humoriste n’en bénéficie pas automatiquement, du fait de cette seule qualité, quand il s’exprime dans une émission d’information générale.
(Crim. 29 nov. 1994, pourvoi n° 92-85.281).
De plus, alors même que le contexte humoristique est reconnu, les juges considèrent parfois que la publication ou les propos poursuivis excèdent tout de même les limites de la liberté d’expression, notamment si l’auteur a manqué totalement à son devoir de prudence et d’objectivité.
(Civ. 2ème, 24 févr. 2005, n° 02-19.136), notamment quand le respect de la dignité de la personne humaine est en jeu. Ainsi, le TGI de « Paris-sur-la-Seine » affirme par exemple que « la satire et…, ou encore lorsque les discours humoristiques sont en réalité le moyen de commettre des infractions telles que la contestation de crime contre l’humanité ou les provocations à la haine »
Il s’agissait d’un dessin publié le lendemain des attentats et dans une région où le terrorisme est une question sensible…
« Attendu que Charlie Hebdo est un journal satirique, contenant de nombreuses caricatures, que nul n’est obligé d’acheter ou de lire, à la différence d’autres supports tels que des affiches exposées sur la voie publique.;
Attendu que le genre littéraire de la caricature, bien que délibérément provocant, participe à ce titre de la liberté d’expression et de communication des pensées et des opinions ; que, du fait de l’excès même de son contenu volontairement irrévérencieux, il doit être tenu compte de l’exagération et de la subjectivité inhérentes à ce mode d’expression pour analyser le sens et la portée des dessins litigieux, le droit à la critique et à l’humour n’étant cependant pas dépourvu de limites. »
En réalité, au-delà du caractère satirique de l’hebdomadaire, c’est le contexte dans lequel a eu lieu la publication qui va peser lourdement dans l’appréciation du dessin par les juges.
(à suivre…)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire