L’exception incontestée « gauloisienne »
Parmi mes occupations de mes vendredis monégasques, je rattrape à la volée
quantité de documentations, techniques, juridiques, économiques et même
fiscales que je n’ai pas eu le loisir de découvrir à London.
Quand je dis, je « rattrape », en fait, je zappe, je survole et
j’emmagasine les « chapeaux » des articles qui me passent sous la
macula : Au moins, je sais que ça existe et même si ça ne suffit pas à mon
bonheur, je sais où retrouver l’information à détailler quand j’en aurai
besoin, si jamais j’en avais besoin.
Ce qui arrive parfois.
Méthodologie qui explique également à la marge le caractère décousu de mes
mises en ligne, sur les thèmes d’actualité du moment qui me paraissent ou faux,
ou intéressants.
Et là, il y en a un qui est ressorti à plusieurs reprises, quant à la
gastronomie réservée aux troupes nationales… en Opex.
Passionnant.
Si je me souviens bien, j’ai, dans le temps d’une autre vie, fait le
redressement d’une « boutique » qui faisait du « catering ».
Un « truc » compliqué qui consiste à apporter des rations toutes
préparées sur un plateau jusque dans les avions de ligne.
C’était une boîte postée en bord de piste à Roissy-Charles-de-Gaulle mais
qui appartenait à des britanniques, qui ravitaillaient
« clé-en-main » dans la nuit pour les vols de la journée depuis leurs
cuisines situées à Schiphol. Je ne te vous raconte pas le boxon que c’était dans
la mesure où c’était avant le
rapprochement « Air-Transe/KLM » : Le cahier des charges
n’était pas du tout le même et l’activité chutait régulièrement jusqu’à devoir
faire appel à mes talents de prestidigitateurs en matière de redressement
d’entreprises.
Ils avaient bien tenté de remonter le vent, contre vents et marées, en se
diversifiant dans les sandwichs que vous retrouvez sur les autoroutes et
parfois dans des distributeurs automatiques, mais franchement, c’était
dégueulasse.
Pour avoir été plusieurs fois sur des compagnies « qui tiennent la
route », type SAS ou les Qatari-Airways, si on ne peut pas grand-chose
sur les sodas et le pinard, en revanche, je sais parfaitement qu’on peut faire
la différence à peu de prix sur le catering.
Même les Islandais font pas mal, même si c’est meilleur « sur
place ».
Donc, stratégie de redressement, regagner des parts de marché au lieu
d’être indéfiniment sous-traitant, proposer des gammes « enrichies »
en… gamme, améliorer la traçabilité (une nouveauté à l’époque…) et
« blinder » les cuisines, la chaîne du froid et la préparation sous
azote afin d’améliorer la durée de vie des plateaux.
Je sais ça, parce qu’on avait également, sous mon égide, répondu à des
appels d’offre de quelques cantines scolaires (mais ce n’était pas le
« même métier ») et même de l’armée.
Personnellement, j’avais gardé un très mauvais souvenir des cuisines du
temps où je faisais mon service militaire et surtout des « rations de
survie ». Entre les boîtes de conserve de corned-beef, de fromage fondu et
les biscuits secs dur comme de la pierre, heureusement qu’on s’organisait quand
on était « à la campagne » avec le barda sur le dos, pour améliorer
l’ordinaire dans les épiceries des villages traversés…
Bé figurez-vous que justement l’armée ne voulait pas de nos
plats-cuisinés-mitonnés.
Échec.
Pas longtemps : Une fois la boîte en question revenue en « zone
positive », l’anglais a revendu le tout à je ne sais qui et moi, je suis
parti vers d’autres aventures.
Mais je constate que depuis la guerre du Golfe, les choses se sont grandement
améliorées.
C’est ce qui a fait tilt en voyant cet article repris à plusieurs reprises.
Car je me rappelle très bien, lorsque que je vous ai préparé l’épisode
« Laudato
si… » des « enquêtes de Charlotte » avoir lu et relu que les
rations « Gauloisiennes » étaient déjà très recherchées par les
troupes de la coalition : C’est que la ration alimentaire de combat des
militaires s’est entretemps et enfin taillée une excellente réputation dans toutes
les armées mondiales.
Il faut dire que j’ai découvert ainsi qu’elle contient des plats
sophistiqués qui garantissent à la fois la santé et le moral des troupes.
Il y a deux théories à ce sujet : Une armée puissante comme celle de
Rome, ne donnait rien à bouffer à ses légionnaires. Les meks se démerdaient sur
le terrain.
Pareil pour les soldats de l’An II. Il fallait vaincre et occuper le
terrain d’abord pour bouffer ensuite.
Et l’autre, qui consiste à dire qu’un estomac qui ne crie pas famine
laissera en paix le cerveau pour qu’il soit efficace au combat.
C’est désormais, avec des armes de plus en plus sophistiquées et des
situations tactiques angoissantes et complexes à gérer, cette doctrine qui
semble avoir pris le dessus.
La RICR, la « Ration individuelle de combat réchauffable » des militaires est
ainsi devenue un véritable condensé de la créativité et de la gastronomie nationale.
Au point que la « rasquette » aura acquis une solide réputation sur tous les
théâtres d’opération.
Une ration Gauloisienne en vaut cinq ricaines sur le terrain des opérations
communes…
Il s’agit d’une boîte cartonnée rectangulaire de 1,5 kg qui permet de
préparer trois repas et rien ne manque pour raviver le sentiment patriotique,
fût-ce à des milliers de kilomètres de la métropole : Ni la tour Eiffel sur la
boîte d’allumettes, ni les plats typiques !
Et ça se renouvelle en permanence.
Parmi les nouveautés 2019, très loin du « singe », le surnom donné au
corned-beef apporté par les Américains, on trouve désormais de la salade de
gésiers au quinoa rouge, du saucisson à la pistache, du thon au lait de coco et
riz parfumé, un gratin de macaronis au bœuf… Ou encore un hachis parmentier de
canard, un risotto de porc aux champignons, un cassoulet supérieur, etc.…
Rien n'est trop bon pour rassasier les forces déployées loin de leur base
et Saupiquet pourrait s’en inspirer.
Là encore, en mer sur mon voilier, j’ai du mal et souvent, par gros temps
quand il fait vraiment trop mauvais pour allumer le réchaud monté sur son
cardan, un couteau, du sifflard et un camembert peuvent rassasier rapidement
avec une canette de bière.
Pour les gourmands, un sachet de cacahouètes est recommandé par les
« Glénan » (la bible des « voileux »).
Dans les MRE (« Meals ready to eat » : « Aliments prêts à
manger ») des ricains, longtemps surnommés « Meals refused by everyone »
(Repas refusés par tous), tous les ingrédients sont présentés dans de tristes
sachets couleur caca d’oie. La RICR est, à l'inverse, une farandole bariolée,
avec des marques historiques à 99 % : La barre chocolatée vient de chez
Klaus, chocolatier depuis 1856 en Franche-Comté, le cannelé au rhum arrive de
Bordeaux, les pruneaux sont bien d’Agen, et les pâtes de fruits n’ont pas
changé depuis l’époque de vos grands-mères.
C’est que nourrir une armée en opération a toujours été un sacré
casse-tête logistique. « L’art de vaincre est perdu sans l’art de subsister
», aurait dit Frédéric II, empereur du Saint-Empire (1220-1245). Des siècles
plus tard, un autre empereur, le « cousin-Napoléon », a perdu ses
dernières batailles pour avoir privilégié la vitesse de déplacement des troupes
à leur approvisionnement.
Il faut dire que les Russes déménageaient et brûlaient tout Moscou ne
laissant rien à becqueter dans leur sillage.
Depuis cette désastreuse retraite de Russie, aucun combat n'aurait plus
été perdu par le pays pour des raisons alimentaires, nous laisse-t-on croire.
Je ne sais pas : Il me semble qu’en Cochinchine, les locaux se
contentaient d’un bol de riz et que Ðiện Biên Phủ est restée isolée trop
longtemps malgré les parachutages quotidiens de vivres et de médicaments…
Les Viets se sont régalés des restes.
Pendant la Première Guerre mondiale (je n’étais pas né), la « roulante »
(la cuisine roulante) accompagnait les troupes avec soupe et épinards. 1914-18
annonce d’ailleurs l’essor des conserves dans les ménages. Nombre de marques
légendaires, Saupiquet, Hénaff, ou les bouillons Kub-or, sont nées pour les
tranchées.
Au cours de la Seconde Guerre mondiale (je n’étais pas non plus né, mais
je me souviens encore…), la nouveauté venait des USA, qui introduit le Nescafé
et surtout la ration K pour les troupes alliées aéroportées.
Conçue par le docteur Ancel Keys, garnie de crackers, de tablettes de
chewing-gum et de trois boîtes de conserves à la viande, au fromage et au pâté,
sans oublier les fameuses cigarettes Chesterfield, elle est l’ancêtre de leurs
rations actuelles.
Depuis, celle-ci s’est considérablement sophistiquée. Surtout dans l’Hexagone,
qui se distingue de la majorité de ses voisins par le soin qu’il y est accordé.
Dans la doctrine militaire du pays, l’autonomie stratégique passe aussi
par le ventre. Surtout depuis la fin de la conscription et la reprise dans les
années 90 des opérations extérieures, au Kosovo, en Irak, puis en Afghanistan.
« On a envoyé plus de troupes sur le front et on a pris conscience du besoin
de moderniser les rations », explique-t-on au Centre de conditionnement des
rations de combat d’Angers.
Ceux-là qui n’ont pas voulu de la boîte dont j’avais la charge de la
destinée…
Lors de l’opération Daguet de 1991, le pays a dépêché plus de 12.000
combattants pour quatre jours continus d’offensive, la « bataille des 100 heures ».
Tout n’était paraît-il pas encore au point. Certains se souviennent d’avoir
mangé le même plat au poulet pendant trois mois.
Depuis, variété, équilibre alimentaire, traçabilité, durabilité, tout a
été méthodiquement réétudié. Rien de pire pour le moral des troupes que la
monotonie. Aussi y a-t-il quatorze versions différentes, qui doivent permettre
de tenir une semaine sans manger une seule fois le même plat pour ceux qui ne
consomment pas de porc, et même deux semaines pour les autres qui en contiennent.
Plus récemment, deux versions halal ont complété la panoplie : C’est
qu’il faut aussi recaser les jeunes des « no-go-zones » et question
« chair à canon » rien n’est à négliger, du moment que ça bouge
encore !
Tous les trois ans, un tiers des recettes est renouvelé, tandis que les
palettes envoyées sur les théâtres d’opération sont composées de manière à
assurer la diversité des menus. « Pour concevoir un plat, les critères liés
au goût pèsent à 70 % quand les arguments prix ne tiennent que pour 30 % »
J’avais tenté de faire passer l’idée « un tiers/deux
tiers » : Ils y sont venus, finalement !
Et les plats cuisinés sont désormais travaillés pour tenir compte des
traditions de toutes les régions. Ils ont ainsi développé le rougail saucisses
inspiré de La Réunion, comme la saucisse de Strasbourg.
Le muesli a aussi été introduit pour le petit-déjeuner. « L’un des
plats réclamés et dont le résultat n’est pas satisfaisant sont, curieusement,
les classiques spaghetti bolognese ». Il est vrai qu’il a fallu vingt ans
de recherche à l’armée américaine pour créer une « pizza prête au combat », ce
qui lui a valu la une du New York Times en septembre 2018, tellement l’événement
était attendu…
Bon, ce n’est pas non plus de la cuisine étoilée, il ne faut rien
exagérer.
Et pour cause.
Car la ration n’est pas qu’une histoire de recettes, mais bien la somme de
contraintes difficiles à concilier. Les plats doivent pouvoir se consommer
pendant quatre ans, tout en résistant à des températures extrêmes de 40 à 50
°C.
De Gao à Tessalit les convois de soldats peuvent prendre trois semaines !
Et pas question de risquer l’intoxication sous le soleil brûlant du désert
sahélien.
Dans le commerce, une boîte de conserve est conçue pour être stockée au
sec aux alentours de 20 °C. Au-delà, des bactéries peuvent se développer.
Dans le catering, c’est à peine 48 heures conservé au frais… en « température
dirigée ».
C’est pourquoi aux Armées, ils contrôlent tout. « Nous n’achetons rien
directement dans le commerce. Chaque produit est décortiqué, analysé, testé avant
d’être admis au service ».
Un appel d’offres a aussi été lancé pour réaliser un « pain » de campagne.
Après moult recherches, ils sont parvenus à créer des petits pains qui peuvent
se conserver neuf mois !
Je ne te vous raconte pas l’état des dents après coup…
Et tout est calculé pour obtenir un apport journalier de 3.600
kilocalories – soit l’effort d’une marche de 30 km – tout en ménageant un bon
équilibre en lipides, glucides, protéines, etc. En théorie la consommation
continue de rations n’entraînerait aucune carence, à quelques vitamines près.
Et pour se prémunir de tout terrorisme alimentaire, la consommation locale
est interdite aux troupes en opération.
L’obsession sanitaire a poussé la « grande-muette » à investir
dans un système de traçabilité digne de la Nasa. « Sur le terrain, il n’y a
pas de retour possible, comme sur la station spatiale internationale ».
Aussi, à Angers, où sont contrôlées et expédiées près de 2 millions de
rations par an, on réalise quelques 80.000 analyses effectuées chaque année
dans des labos dernier cri.
Les emballages sont eux aussi mis à l’épreuve pour vérifier leur
résistance : Il faut pouvoir les lourder à la va-vite sous les tirs de SAM !
L’an dernier, l’armée n’aurait relevé que six cas d’intoxications pour 25.000
hommes envoyés en « OPEX », mais jamais à cause d’une ration.
Au service expédition, entièrement robotisé, c’est le règne du code-barre
omniprésent afin de pouvoir retrouver n’importe quel lot en moins de deux
heures.
Sur les chaînes, il paraît que ce sont des bras robots qui assemblent hors-d’œuvre,
barres chocolatées, muesli, plats et kit de réchauffage autonome, le tout étant
conçu pour être le plus compact et le plus léger possible. In fine, la
RICR, dans son carton rigide enveloppé d’un plastique étanche, doit pouvoir
résister à un parachutage…
Et malgré tous ces efforts, le prix de revient est imbattable : 10,30
euros.
Certaines armées alliées l’achètent un peu plus cher : 13,12 euros la
boîte.
La différence est tout bénef’…
On ne le sait pas, mais l’armée garde en stock environ 1 million de rations
sur le territoire national.
À tout instant, un préfet peut en réclamer pour faire face à un coup dur,
par exemple en cas de catastrophe naturelle. Après l’ouragan Irma, 100.000
rations ont été dépêchées d’urgence à Saint-Martin.
Les ambassades aussi doivent constituer des réserves, selon une analyse
des risques menée au quai d’Orsay, afin de pouvoir nourrir la communauté gauloisienne
en cas de crise.
On raconte que le record de production a eu lieu pendant la crise
politico-militaire de Côte d’Ivoire en 2004, avec l’envoi d’un million de
rations en six mois.
On apprend que lors de l’opération Serval au Mali en 2011, le rythme de
production est monté à 30.000 rations par jour.
Aujourd’hui, les cuisines se sont installées dans la plupart des camps, de
Gao à Niamey. Mais comme l’opération Barkhane dure, le commissariat aux armées
a créé la « ration de fêtes » pour Noël et le 14 Juillet avec canard, gambas,
tapenade et mignonnette de vin…
Il faut dire qu’il y a belle lurette que l’alcool et le tabac ont été
proscrits dans les paquetages…
En bref, la « petite-boutique » de catering d’antan n’aurait pas
pu suivre : Ma démarche auprès du ministère de l’époque ne pouvait pas
aboutir.
Et ils ont eu la grande sagesse de me le faire savoir par un long silence…
Je comprends mieux pourquoi aujourd’hui.
Et peux vous le faire savoir…
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