On peut enfin faire de « mauvaises affaires ! »
Le fisc n’est pourtant pas l’assureur tous-risque du
contribuable, surtout quand il s’arrange pour perdre de l’argent « bêtement ».
Mais, ce petit arrêt en chambres-réunies, à valeur d’arrêt
de principe en pose toutefois les limites…
Conseil d’État du vendredi 21 décembre 2018
Publié au recueil Lebon
3ème, 8ème, 9ème et
10ème chambres réunies
M. Paul-François Schira, rapporteur
Mme Aurélie Bretonneau, rapporteur public
SCP THOUIN-PALAT, BOUCARD, avocats
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la procédure suivante :
La société Croë Suisse a demandé au tribunal
administratif de Montreuil de la décharger des cotisations supplémentaires d’impôt
sur les sociétés, de contribution sociale sur cet impôt et de retenue à la
source auxquelles elle a été assujettie au titre de l'année 2006, ainsi que des
pénalités correspondantes. Par un jugement n° 1106010 du 20 septembre 2013, le
tribunal administratif de Montreuil a partiellement fait droit à sa demande.
Par un arrêt nos 14VE00248, 14VE00347 du 29 mars 2016,
la cour administrative d’appel de Versailles, sur appels formés par le ministre
des finances et des comptes publics et par la société Croë Suisse, a réformé ce
jugement, d’une part, en remettant à la charge de la société l’ensemble des
cotisations supplémentaires d’impôt sur les sociétés, de contribution sociale
sur cet impôt en litige, ainsi que des majorations correspondantes, et, d’autre
part, en déchargeant la société de la retenue à la source à laquelle elle a été
assujettie sur le fondement de l’article 115 quinquies du code général des
impôts, de la retenue à la source appliquée aux revenus distribués au sens du c
de l'article 111 du même code, ainsi que des pénalités correspondantes, et a
rejeté le surplus des requêtes.
Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et
deux autres mémoires, enregistrés les 1er août, 2 novembre et 16
décembre 2016 et le 21 juillet 2017 au secrétariat du contentieux du Conseil d’État,
la société Croë Suisse demande au Conseil d’État :
1°) d’annuler cet arrêt en tant qu’il n’a pas fait
intégralement droit à son appel ;
2°) de mettre à la charge de l’État la somme de 15.000
euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le code général des impôts et le livre des
procédures fiscales ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Paul-François Schira, auditeur,
- les conclusions de Mme Aurélie Bretonneau, rapporteur
public ;
La parole ayant été donnée, avant et après les
conclusions, à la SCP Thouin-Palat, Boucard, avocat de la société Croë Suisse ;
Vu la note en délibéré, enregistrée le 13 décembre
2018, présentée par la société Croë Suisse ;
Considérant ce qui suit :
1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges
du fond que la société Croë Suisse, résidente fiscale suisse, a cédé à M. A…B…,
résident fiscal russe, la totalité des actions de la société Croë France, dont
le siège est en France et dont l’actif est principalement constitué du château
de la Croë, situé à Antibes (Alpes-Maritimes). La plus-value réalisée à cette
occasion a été soumise à l’impôt sur les sociétés, après déduction du
prélèvement déjà acquitté en vertu des dispositions de l’article 244 bis A du
code général des impôts. À l’issue d’un contrôle sur pièces, l’administration
fiscale a remis en cause la valeur des actions cédées et réintégré dans le
résultat imposable de la requérante l’écart entre le prix de cession des
actions et la valeur vénale qu’elle a déterminée. L’administration a, par
ailleurs, mis à la charge de la société requérante des retenues à la source sur
les sommes regardées par elle comme distribuées, d’une part, à l’associé unique
de la société et, d’autre part, à M.B…. La société Croë Suisse a demandé au
tribunal administratif de Montreuil la décharge de ces impositions et des
majorations correspondantes. Par un jugement du 20 septembre 2013, le tribunal
n’a fait que partiellement droit à cette demande en jugeant que
l'administration n’était pas fondée à remettre en cause le prix au mètre carré
retenu pour l’évaluation du château de la Croë et en déchargeant la société
requérante uniquement dans cette mesure. Par un arrêt du 29 mars 2016, la cour
administrative d’appel de Versailles, faisant partiellement droit aux appels
formés par la requérante et par le ministre des finances et des comptes publics,
a réformé ce jugement, d’une part, en remettant à la charge de la société l’ensemble
des cotisations supplémentaires d’impôt sur les sociétés et de contribution
sociale sur cet impôt en litige ainsi que les majorations correspondantes, d’autre
part, en déchargeant la société des retenues à la source auxquelles elle avait
été assujettie et des pénalités correspondantes, puis rejeté le surplus des
requêtes. La société requérante se pourvoit en cassation contre cet arrêt en
tant qu’il n’a pas fait droit à l’intégralité de son appel.
2. En vertu des dispositions combinées des articles 38
et 209 du code général des impôts, le bénéfice imposable à l’impôt sur les
sociétés est celui qui provient des opérations de toute nature faites par l’entreprise,
à l’exception de celles qui, en raison de leur objet ou de leurs modalités,
sont étrangères à une gestion normale. Constitue
un acte anormal de gestion l’acte par lequel une entreprise décide de s’appauvrir
à des fins étrangères à son intérêt.
3. S’agissant de la cession d’un élément d’actif
immobilisé, lorsque l’administration, qui n’a pas à se prononcer sur l’opportunité
des choix de gestion opérés par une entreprise, soutient que la cession a été
réalisée à un prix significativement inférieur à la valeur vénale qu’elle a retenue
et que le contribuable n’apporte aucun élément de nature à remettre en cause
cette évaluation, elle doit être regardée comme apportant la preuve du
caractère anormal de l’acte de cession si le contribuable ne justifie pas que l’appauvrissement
qui en est résulté a été décidé dans l’intérêt de l’entreprise, soit que
celle-ci se soit trouvée dans la nécessité de procéder à la cession à un tel
prix, soit qu’elle en ait tiré une contrepartie.
4. Il ressort des énonciations de l’arrêt attaqué que,
pour qualifier la cession analysée au point 1 ci-dessus d’acte anormal de
gestion, la cour a d’abord considéré que l’administration était fondée à
évaluer la valeur vénale des titres cédés à 46.410.669 euros. En jugeant, pour
confirmer ainsi l’évaluation de l’administration, qu’il n’y avait pas lieu de tenir compte de l’illiquidité des titres
cédés au seul motif que « la cession a porté sur la totalité des
titres de la société Croë France dont l’unique actif est, avec le terrain qui
lui est associé, le château de la Croë, qu’elle gère sans l’exploiter »,
la cour a commis une erreur de droit.
5. Il résulte de ce qui précède, sans qu’il soit
besoin d’examiner les autres moyens du pourvoi, que la société requérante est
fondée à demander l’annulation de l’arrêt qu’elle attaque en tant qu’il lui est
défavorable.
6. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de
mettre à la charge de l’État la somme de 3.000 euros à verser à la société Croë
Suisse au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
--------------
Article 1er : L’arrêt de la cour
administrative d’appel de Versailles du 29 mars 2016 est annulé en tant qu’il n’a
pas fait droit à l’intégralité de l’appel de la société Croë Suisse.
Article 2 : L’affaire est renvoyée, dans cette mesure,
à la cour administrative d’appel de Versailles.
Article 3 : L’État versera une somme de 3.000 euros à
la société Croë Suisse au titre de l’article L. 761-1 du code de justice
administrative.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à la
société Croë Suisse et au ministre de l’action et des comptes publics.
Le principe : L’administration apporte la preuve
de l’anormalité d’une cession à prix minoré d'un actif immobilisé si
l’entreprise ne justifie pas que l’appauvrissement qui en est résulté a été décidé
dans son intérêt, soit qu’elle se soit trouvée dans la nécessité de procéder à
la cession à ce prix, soit qu’elle en ait tiré une contrepartie.
Vous aurez noté que la théorie de « l’acte
anormal de gestion » ne s’applique que pour les activités lucratives, hors
les traitements-salaires-pension. Un salarié peut ainsi imputer indéfiniment
ses déficits catégoriels sur l’ensemble de ses autres revenus.
D’accord, c’est suffisamment rare pour n’avoir pas eu
de décision jurisprudentielle pour le confirmer.
Mais personnellement, je l’ai fait une fois…
Ceci dit, s’agissant de la cession d’un élément d’actif
immobilisé (ici consentie pour le prix de 6.000.000 €, pour une valeur brute de
98.907.441 €, déduction faite du passif exigible), après avoir rappelé dans cet
arrêt que l’administration n’a pas à se prononcer sur l’opportunité des choix
de gestion opérés par une entreprise, le Conseil d’État juge que, lorsque l’administration
soutient que la cession a été réalisée à un prix significativement inférieur à
la valeur vénale qu’elle a retenue et que le contribuable n’apporte aucun
élément de nature à remettre en cause cette évaluation, elle doit être regardée
comme apportant la preuve du caractère anormal de l’acte de cession si le
contribuable ne justifie pas que l’appauvrissement qui en est résulté a été
décidé dans l’intérêt de l’entreprise, soit que cette dernière se soit trouvée
dans la nécessité de procéder à la cession à un tel prix, soit qu’elle en ait
tiré une contrepartie.
Confirmation de la jurisprudence sur ces points…
Mais, par cette définition synthétique et générique de
l’acte anormal de gestion, le Conseil d’État met aussi en évidence la nécessité
pour l’administration, une fois établi l’appauvrissement de l’entreprise, de
prouver l’élément intentionnel tiré de la conscience d’agir contre son intérêt.
Et d’ajouter un nouveau cas de dispense de preuve du
caractère délibéré de l’acte anormal en présence d’une cession d’éléments
d'actif immobilisé à un prix minoré.
Mais, cette présomption n’est pas irréfragable dès
lors que l’entreprise peut prouver, indépendamment de l’existence d’une
contrepartie, qu’elle était contrainte de céder le bien à un prix réduit.
En l’occurrence la présence de l’oligarque-russe, Abramovitch,
acquéreur aux méthodes probablement douteuses, « l’illiquidité »
des titres de la société vendue !
Par ailleurs – les effets de la « double peine »
– l’administration avait mis à la charge de la société requérante des retenues
à la source sur les sommes regardées par elle comme distribuées, d’une part, à
l’associé unique de la société et, d’autre part, à l’acquéreur… sont logiquement
annulées !
Précisions que dans le cadre d’une cession de titre n’emportant
pas cession de la construction et des terrains, la municipalité et son droit de
préemption est restée « aveugle-&-sourde » au transfert d’un
patrimoine à un autre la rendant muette…
Pas plus que la rescision de plus des 7/12ème
prévue par le Code civile n’a pu être opérante.
D’où l’intérêt de « partager » son
patrimoine immobilier en sociétés diverses…
Notamment quand la société concernée vendra son bien
au prix fort, si elle avait été civile, l’abattement lié aux détentions « longues »,
aurait entrainé une exonération au bout de 30 ans…
Bonne fin de week-end à toutes et à tous !
I3
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire