Une décision très attendue
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 2 février
2018 par le Conseil d’État (décision n° 412155 du 1er février 2018),
dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question
prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour la société
Mi Développement 2 par la SCP Nicolaÿ - de Lanouvelle - Hannotin, avocat au
Conseil d’État et à la Cour de cassation. Elle a été enregistrée au secrétariat
général du Conseil constitutionnel sous le n° 2018-701 QPC. Elle est relative à
la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit du septième
alinéa de l’article 223 B du code général des impôts, dans sa rédaction
résultant de la loi n° 2007-1824 du 25 décembre 2007 de finances rectificative
pour 2007.
Au vu des textes suivants :
- la Constitution ;
- l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant
loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- le code général des impôts ;
- la loi n° 2007-1824 du 25 décembre 2007 de finances
rectificative pour 2007 ;
- le règlement du 4 février 2010 sur la procédure
suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de
constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
- les observations présentées pour la société
requérante par la SCP Nicolaÿ - de Lanouvelle - Hannotin, enregistrées les 26
février et 13 mars 2018 ;
- les observations présentées par le Premier ministre,
enregistrées le 26 février 2018 ;
- les pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir
entendu Me Guillaume Hannotin, avocat au Conseil d’État et à la Cour de
cassation, pour la société requérante, et M. Philippe Blanc, désigné par le Premier
ministre, à l’audience publique du 10 avril 2018 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S’EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT
:
1. L’article 223 B du code général des impôts, dans sa
rédaction résultant de la loi du 25 décembre 2007 mentionnée ci-dessus, est
relatif à la détermination du résultat d’ensemble soumis à l’impôt sur les
sociétés d’un groupe fiscalement intégré. Le septième alinéa de cet article
prévoit : « Lorsqu’une société a acheté, après le 1er janvier 1988, les
titres d’une société qui devient membre du même groupe aux personnes qui la
contrôlent, directement ou indirectement, ou à des sociétés que ces personnes
contrôlent, directement ou indirectement, au sens de l’article L. 233-3 du code
de commerce, les charges financières déduites pour la détermination du résultat
d’ensemble sont rapportées à ce résultat pour une fraction égale au rapport du
prix d’acquisition de ces titres à la somme du montant moyen des dettes, de
chaque exercice, des entreprises membres du groupe. Le prix d’acquisition à
retenir est réduit du montant des fonds apportés à la société cessionnaire lors
d’une augmentation du capital réalisée simultanément à l’acquisition des titres
à condition que ces fonds soient apportés à la société cessionnaire par une
personne autre qu’une société membre du groupe ou, s’ils sont apportés par une
société du groupe, qu’ils ne proviennent pas de crédits consentis par une
personne non membre de ce groupe. La réintégration s’applique pendant l’exercice
d'acquisition des titres et les huit exercices suivants ».
2. La société requérante soutient que, en faisant
obstacle à la déduction des charges financières exposées en cas de « rachat à
soi-même » d’une société ensuite intégrée au groupe, ces dispositions
priveraient le contribuable de la possibilité d’apporter la preuve que cette
opération ne revêt pas un caractère fictif, dans un but uniquement fiscal. Il
en résulterait une présomption irréfragable de fraude fiscale, contraire au
principe d’égalité devant les charges publiques.
3. Par conséquent, la question prioritaire de
constitutionnalité porte sur la première phrase du septième alinéa de l'article
223 B du code général des impôts.
4. Selon l’article 13 de la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen de 1789 : « Pour l’entretien de la force publique, et
pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable
: elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs
facultés ». En vertu de l’article 34 de la Constitution, il appartient au
législateur de déterminer, dans le respect des principes constitutionnels et
compte tenu des caractéristiques de chaque impôt, les règles selon lesquelles
doivent être appréciées les facultés contributives. En particulier, pour assurer
le respect du principe d’égalité, il doit fonder son appréciation sur des
critères objectifs et rationnels en fonction des buts qu’il se propose. Cette
appréciation ne doit cependant pas entraîner de rupture caractérisée de l’égalité
devant les charges publiques.
5. Lorsqu’une société membre d’un groupe fiscalement
intégré acquiert, auprès d’un de ses actionnaires, les titres d’une société qui
devient ensuite membre de ce groupe, les dispositions contestées imposent, pour
la détermination du résultat d’ensemble du groupe soumis à l’impôt sur les
sociétés, la réintégration des charges financières exposées pour cette
acquisition.
6. En adoptant les dispositions contestées, le
législateur a entendu faire obstacle à ce que, dans une telle opération financée
en tout ou partie par l’emprunt, la prise en compte des bénéfices de la société
rachetée, pour la détermination du résultat d'ensemble, soit compensée par la
déduction des frais financiers exposés pour cette acquisition. Il a ainsi
entendu éviter un cumul d’avantages fiscaux.
7. Dès lors, d’une part, les dispositions contestées
ne peuvent être regardées comme instituant une présomption de fraude ou d’évasion
fiscale. D’autre part, la situation visée par ces dispositions étant
effectivement susceptible de donner lieu à un cumul d’avantages fiscaux, le
législateur a retenu des critères objectifs et rationnels en fonction du but
poursuivi. Le grief tiré de la méconnaissance du principe d’égalité devant les
charges publiques doit donc être écarté.
8. La première phrase du septième alinéa de l’article
223 B du code général des impôts, qui ne méconnaît aucun autre droit ou liberté
que la Constitution garantit, doit être déclarée conforme à la Constitution.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :
Article 1er. - La première phrase du septième
alinéa de l’article 223 B du code général des impôts, dans sa rédaction
résultant de la loi n° 2007-1824 du 25 décembre 2007 de finances rectificative
pour 2007, est conforme à la Constitution.
Article 2. - Cette décision sera publiée au Journal
officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à
l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du
19 avril 2018, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mme Claire BAZY
MALAURIE, MM. Jean-Jacques HYEST, Lionel JOSPIN, Mmes Dominique LOTTIN, Corinne
LUQUIENS, Nicole MAESTRACCI et M. Michel PINAULT.
Rendu public le 20 avril 2018.
L’« amendement Charasse » est donc conforme à la
Constitution !
On a eu très peur… ouh lala !
Nombreux étaient ceux qui imaginaient que l’espérance
de vie de ce dispositif, vieux d’une trentaine d’année, était désormais
comptée.
L’argumentation développée par la société requérante
était en effet séduisante, prometteuse et d’une certaine manière rassurante. On
se prêtait à imaginer qu’une issue favorable dispenserait le Conseil d’État de
devoir juger si la Cour administrative d’appel de Nantes (CAA Nantes 4 mai
2017, n°15NT01908) avait valablement conclu à l’existence d’un contrôle
conjoint dans le cas, fréquent en pratique, d’une opération d’acquisition par
endettement d’une société cible auprès d’un associé personne physique qui, au
terme de l’opération, prend une participation (minoritaire) dans la holding de
reprise.
Pour le Conseil constitutionnel, le dispositif de
l’amendement Charasse n’est pas un dispositif anti-abus…
Pour faire simple, avec la société Mi Développement 2,
on est dans le régime « de faveur » d’« intégration fiscale d’une
groupe de sociétés » soumises à l’IS.
Le principe, c’est que l’assiette imposable est un
agrégat des bénéfices des uns et des pertes des autres.
Dans l’assiette de l’IS, naturellement, quand on fait
une acquisition par voie d’emprunt, les frais financiers ainsi engagés sont normalement
déductibles.
L’astuce astucieuse de quelques « bons clients »,
c’est de « se vendre à soi-même » un bout du patrimoine à un autre
démembrement de son patrimoine (une société : principe du patrimoine d’affectation).
Et parfois même de « se prêter l’argent
nécessaire ».
Le fisc, lui il encaisse sans tortiller les droits de
mutation : Logique.
C’est une façon de faire des plus-values, parfois
exonérées et d’en faire supporter les frais au « nouvel acquéreur »
en déduction d’impôt.
Oui, mais en régime « d’intégration fiscale »,
normalement, « les plus et les moins » se compensent. On le fait d’ailleurs
à l’occasion de la consolidation comptable (soit par la méthode des « mises
en équivalence », soit par celle de « l’intégration », sujet
inépuisable d’examens de diplôme d’expertise…) qui consiste à annuler toutes les opérations intra-groupe (je vous simplifie le procédé).
Et pour ne pas refaire les comptes, la matière fiscale
s’est calquée sur le droit comptable.
Au bout, c’est normalement neutre.
Sauf quand il y a, ce que j’appelle des « pertes
en lignes ».
Justement le sujet de l’amendement « Char-As »
(l’homme aux bretelles se promenant en Solex dans les rues de « Paris-sur-la-plage »,
son gros cigare au bec).
Des « fuites » faciles à organiser, pour peu
qu’il y ait en plus une frontière à franchir… c’est gagnant, sauf que
justement, ce n’est plus possible depuis 1988 quand il y a suspicion avec
l’alinéa 7 !
Logique fiscale…
Les plaidants se sont donc attachés à démontrer
l’existence d’une atteinte au principe constitutionnel d’égalité devant les
charges publiques, prévu à l’article 13 de la DDHC, en prenant appui sur la
jurisprudence rendue en matière de contrôle des dispositifs anti-abus : En
application de cette jurisprudence, un dispositif anti-abus fondé sur des
critères objectifs et rationnels tels que la lutte contre la fraude et
l’évasion fiscales peut être déclaré comme inconstitutionnel lorsqu’il présente
un caractère disproportionné, c’est-à-dire lorsqu’il trouve à s’appliquer à des
situations exclusives de toute intention frauduleuse ou qu’il excède ce qui est
nécessaire pour atteindre son objectif. Il en est ainsi lorsqu’un dispositif
anti-abus crée une présomption de fraude sans laisser au contribuable la
possibilité d’en écarter l’application en apportant la preuve soit que ces
opérations étaient justifiées par un motif économique soit qu’elles n’avaient
ni pour objet ni pour effet de procéder à un tel détournement.
On en a déjà causé dans cette rubrique…
La lecture des rapports des commissions des finances
et des débats parlementaires qui ont précédé l’adoption de l’amendement
Charasse en 1988 ne laissaient guère de doutes sur le fait que celui-ci
présente la nature d’un dispositif anti-abus. Le ministre du Budget indiquait
en effet, lors des débats à l’assemblée du 8 décembre 1988, qu’il avait eu
connaissance « au cours de ces derniers
mois, d’un certain nombre de montages purement artificiels et à but
exclusivement fiscal, consistant à endetter des sociétés françaises, en général
constituées à cet effet, pour le rachat d’autres sociétés détenues par le même
actionnaire, en général étranger. (L’amendement) évite également de faire payer, par le Trésor Public français, un
certain nombre d’opérations au bénéfice de groupes étrangers ».
Il n’y avait pas davantage de doutes s’agissant de
l’objectif poursuivi par le dispositif.
Le rapporteur public Vincent Daumas, dans ses
conclusions rendues sous la décision du Conseil d’Etat de renvoi de la QPC,
relevait lui-même que l’amendement Charasse est susceptible de s’appliquer à
des opérations poursuivant des buts autres que fiscaux, s’interrogeant ainsi
sur l’adéquation du dispositif avec l’objectif de lutte contre la fraude et
l’évasion fiscales que lui avait assigné le législateur.
Le Conseil Constitutionnel n’a pas suivi cette analyse
et a conclu à la constitutionnalité du dispositif. Selon la Haute Cour, en
adoptant l’amendement Charasse, le législateur a entendu faire « obstacle à ce que, dans une opération
financée en tout ou partie par l’emprunt, la prise en compte des bénéfices de
la société rachetée, pour la détermination du résultat d’ensemble, soit
compensée par la déduction des frais financiers exposés pour cette acquisition
».
Le législateur recherchait ainsi davantage à « éviter le cumul d’avantages fiscaux » qu’à lutter contre la fraude ou l’évasion
fiscales. Quelques commentateurs « autorisés » ajoutent, par
ailleurs, que l’objectif principal de l’amendement Charasse était avant tout d’
« atténuer le coût fiscal que représente
le régime institué en faveur des groupes de sociétés, en évitant que les
restructurations et les rachats d’entreprises qu’il entendait encourager se
fassent au détriment du Trésor Public ». Cet objectif ne ferait donc pas de
l’amendement Charasse un dispositif anti-abus comparable à ceux jugés par le Conseil
Constitutionnel dans les affaires AFEP, Eurofrance et Dominique L., etc.
Le Conseil aura été sensible à l’argument développé
par l’administration selon lequel il convient de distinguer les dispositifs
établissant une imposition de ceux offrant un avantage fiscal. Ainsi,
lorsqu’un dispositif offre un avantage fiscal, le législateur serait libre d’en
calibrer les modalités en fonction de critères objectifs et rationnels afin
d’exclure certaines opérations du champ d’application de celui-ci.
Toutefois, le raisonnement du Conseil constitutionnel
pose deux difficultés d’appréciation…
Tout d’abord, l’existence de plusieurs avantages
fiscaux ne nous semble pas être des plus évidentes. Si l’on peut aisément
entendre que le régime de l’intégration fiscale constitue un régime fiscal
favorable en ce qu’il permet l’agrégation des résultats fiscaux bénéficiaires
et déficitaires des sociétés membres d’un même groupe, l’existence d’un second
avantage fiscal – permettant de caractériser un cumul d’avantages – apparaît
moins manifeste. En effet, si le second avantage consiste, comme le laisse
entendre le juge constitutionnel, en la déduction des frais financiers exposés
pour l’acquisition des titres de la société cible, l’argument peine à convaincre :
Qualifier d’avantage fiscal le fait de pouvoir déduire une dépense qui remplit
les conditions générales de déduction des charges prévues à l’article 39, 1 du
CGI et, le cas échéant, les conditions particulières de déduction des charges
financières prévues aux articles 212, I et II , 212 bis du CGI n’est pas d’une
évidence absolue…
Ou alors, il faut revoir tout le CGI.
Notamment en venant heurter de plein fouet l’objectif
du régime de l’intégration fiscale, selon lequel il vise à garantir aux groupes
se plaçant sous ce régime « un traitement
fiscal équivalent à celui d’une unique société dotée de plusieurs
établissements ».
Une société procédant à l’acquisition, même auprès de
son actionnaire contrôlant, d’un établissement peut en effet à la fois déduire
les frais financiers liés à cette acquisition, dans les limites énoncées aux
articles 39, 1, 212, I et II et 212 bis du CGI, mais aussi appréhender à son
niveau le résultat de cet établissement.
Enfin, cette décision semble complexifier encore un
peu plus la lecture de la jurisprudence du Conseil Constitutionnel rendue en
matière de contrôle des dispositifs anti-abus : Une distinction devrait
ainsi être opérée entre les dispositifs créant un régime favorable d’imposition
offrant un avantage fiscal unique et ceux instituant un régime favorable
d’imposition permettant un cumul d’avantages fiscaux…
Pas évident d’avoir des certitudes, même pour un « fiscaliste bien-né ».
Dans le premier cas, celui d’un régime de faveur
offrant un avantage fiscal unique, tel que le régime mère-fille ou le régime
d’exonération des plus-values de cession de titres de participation, certaines
opérations ne pourraient valablement être exclues du bénéfice de cet avantage,
par l’effet d’une clause anti-abus, qu’à la condition qu’il ne soit pas fait
obstacle à ce que le contribuable puisse apporter la preuve que l’opération est
réelle, qu’elle n’a ni pour objet ni pour effet de permettre, dans un but de
fraude fiscale, de localiser des bénéfices dans un autre État ou territoire.
Dans le second cas, celui d’un régime favorable
d’imposition offrant plusieurs avantages fiscaux tels que l’intégration fiscale
par exemple, certaines opérations pourraient, en revanche, être exclues du
bénéfice de l’un de ces avantages fiscaux, sans qu’il ne soit nécessaire de
réserver le cas des situations où le contribuable pourrait établir la réalité
économique de l’opération, dès lors que les dispositions organisant cette
exclusion n’auraient pas pour objet principal de prévenir des montages abusifs
à but fiscal.
La difficulté sera d’apprécier l’objectif principal du
dispositif en cause. On peut craindre que cet exercice soit sujet à
interprétation des « juges du fond » et une nouvelle source
d’insécurité juridique.
Toutefois et a
contrario, cette décision confirme le principe constitutionnel d’égalité
devant les charges publiques qui ne s’opposerait donc pas à ce qu’un
contribuable – bien que pouvant démontrer la finalité économique de l’opération
à laquelle il participe – soit privé d’un avantage fiscal dès lors qu’il en
conserve au moins un autre (soit l’un soit l’autre : Principe d’autonomie
et d’opposabilité à l’administration des actes de gestion… « normaux »).
Une distinction qui gagnera à être précisée et affinée.
Bonne fin de journée à toutes et à tous !
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