C’est
l’objectif affiché des « Maîtres du monde ».
Et depuis toujours, d’ailleurs. Puisqu’ils œuvrent pour « votre
bonheur » sans que vous ne le sachiez.
Bon, tant pis s’il y a de « la casse » entre-temps : C’est
une nécessité incontournable et donc acceptable.
« Il y en a certains au lieu de
foutre le bordel, ils feraient mieux d'aller regarder s'il peuvent avoir des
postes là-bas… », après les « gens
de rien », le quinquennat des « sans-dents » et celui du « Kaas-toi-pôv’-kon ! » il n’y a aucune raison de se
révolter, braves-gens !
C’est en tout cas ce qu’il ressort des dernières trivialités de la semaine
passée.
Quand il punit de son verbe des ouvriers blousés, qui manifestent contre
un sort injuste au lieu de toquer à la porte d’une fonderie corrézienne (qui n’a
pas les moyens de tous les accueillir à 150 km de là), le seul « bordel »
est celui des commentaires qu’on ne veut pas comprendre.
« Jupiter » a voulu dire quelque chose d’important au salariat :
On a raison de ne pas se révolter.
Ce n’est pas rien, d’admettre cela, quand toute l’histoire du mouvement
ouvrier fut un refus et un combat, contre l’absolutisme patronal jadis, les
inégalités sociales ensuite, et depuis cinquante ans contre la mort des usines
: La fin d’un monde sans douceur, mais structurant…
Tout cela s’achève rudement pour que l’on comprenne. Et les cris sont
vains désormais, comme les grèves ou les manifestations.
Il faut accepter, d’abord, et faire confiance, et, dominés, s’en remettre
aux dominants : Seuls survivront « les soumis » aux « Maîtres
du monde », car ils comprennent le monde et diront « merci » à
leurs maîtres.
Tout se tient, alors, dans la séquence ouvrière du chef de l’État, qui l’a
vu pérégriner des Hauts-de-France à l’Aquitaine, du soulagement des Whirlpool
– fabriquant de lave-vaisselles lestés d’un plan social décent et d’un repreneur
ambitieux – et de l’espérance des Amazon – jeunes gens embauchés par le géant
de la distribution, agrégés à une culture de secte productive – à la colère des
GM&S, ces sous-traitants de l’automobile qui laissent 156 camarades sur le
carreau…
Ce président n’a pas vraiment courtisé les ouvriers. Il les a triés. Il
s’est montré, chez les Whirlpool, urbain et attentif, humain et concerné.
Avec les GM&S, il était agacé et brutal, par ses mots et les
lacrymogènes de ses forces de l’ordre. Il n’y avait là ni dérapage ni
contradiction, mais une cohérence absolue, politique.
Doux avec ceux qui s’en sortent, parce qu’ils l’ont mérité. Dur avec ceux qui
fuient leur destin.
Ainsi se transforme une société. Il trie manifestement entre ceux qu’il
repousse ou ceux qu’il agrée. À ceux-là, il ne leur ment pas sur ce qu’il est,
ce qu’il veut, ce qu’il faut selon lui : En finir avec l’illusion des
luttes qui n’apportent aux salariés que plus de malheurs et attisent la
méfiance du capitalisme envers une « Gauloisie-rétive ».
Cette dialectique trouve sa quintessence à Amiens, la ville natale de « Jupiter ».
On ne peut pas comprendre ce qui se joue autour de Whirlpool sans se souvenir
d’une autre usine, qui s’appelait Goodyear, devenue le repoussoir du « monde
d’après ». On y fabriquait des pneus. Goodyear a été l’ultime forteresse
ouvrière, un combat de sept ans, un défi lancé à une multinationale et aux
autorités et ce combat méritait une punition exemplaire. Cela s’est mal
terminé.
Les ouvriers ont payé leurs refus du chômage et de la stigmatisation. On
les accuse désormais d’avoir fabriqué leur propre malheur par leur
intransigeance. Leurs leaders ont été condamnés pour violences et
séquestrations.
On les ostracise.
Eux pensaient simplement vivre debout : Gag !
Sans se soumettre ? Allons donc…
Souvenez-vous, en 2007, Goodyear-Dunlop décide de rapprocher deux usines à
Amiens et pour cela veut réorganiser la production. Il faut accepter les « 4-8 »,
un système de roulement efficace (quatre équipes se relaient toutes les huit
heures, y compris le week-end) mais destructeur pour les familles des ouvriers.
On y perd ses repères, ses week-ends et ce qui reste de sa vie. Les
ouvriers votent, sous une menace explicite : En cas de refus, les licenciements
tomberont.
Un site accepte, Dunlop, l’autre refuse, Goodyear.
Dunlop sera préservé et Goodyear, méthodiquement puni, étouffé, voué à
l’obsolescence et au saignement des effectifs.
Cela durera des années.
Ils sont défendus par un avocat militant communiste depuis ses 17 ans,
adversaire des multinationales, qui organise une stratégie d’empêchement des
plans sociaux.
La multinationale est battue dans les prétoires, encore et encore. Chaque
succès judiciaire fait gagner une poignée de mois aux salariés. Ce n’est pas
rien. À l’arrivée, ils perdent tout, et jusqu’à la patience des politiques.
Même les « soces », « Monte-et-bourre-la » et « Tagada-à-la-fraise-des-bois »,
qui les courtisaient, se lassent de leur dureté.
La CGT des Goodyear est trop rouge. Son leader se présente aux
législatives de 2012. Font-ils de la politique anticapitaliste ou du
syndicalisme ?
Une tentative de reprise par Titan, fabriquant américain de pneus, échoue.
Le PDG, « Jupitérien » avant l’heure, dénonce les « timbrés de
la CGT » et le modèle « gauloisien » : « La journée d’un ouvrier français fait sept heures payées mais les
ouvriers prennent une heure pour déjeuner et faire des pauses, ils travaillent
trois heures, et les trois autres heures ils s’assoient ou se promènent et
discutent. Il faudrait dérouler le tapis rouge à toutes les entreprises qui
veulent investir de l’argent en France ! Bientôt, même Michelin ne produira
plus de pneus en France parce que c’est trop cher ! »
Ça fait longtemps que la « Michelin » a délocalisé. Ça paye le
siège et les scories « Gauloisiennes ».
Les années de la crise Goodyear sont celles de la transhumance idéologique
de la gôche. « J’aime l’entreprise »,
proclamait « Menuet-Valse ». Il faut être attractif aux capitaux
étrangers. Il faut s’adapter.
Goodyear disparaît. La multinationale finit par obtenir la fermeture de
l’usine en 2014. Des centaines de Goodyear restent sur le carreau. Ils
s’égaillent dans l’intérim. Ils sont ceux qui se sont battus pour leur malheur.
La crise Whirlpool survient ensuite, dans une classe ouvrière amiénoise
échaudée.
C’est en janvier 2017, le 24, que les salariés apprennent la
délocalisation à venir et la fermeture prévue en 2018. Dans le saisissement,
ils savent une chose. « Nous ne serons
pas les Goodyear », murmure-t-on. Ils se le disent. On le leur conseille.
« Les Goodyear ne retrouvent pas de
travail, ils sont marqués par ce qui est arrivé, ils font peur aux patrons, on
nous le disait, on avait ça en tête », dit la responsable de la CGC-CFE.
Cela calme. Et les Whirlpool ne franchiront pas les lignes. On les
accompagnera.
Ils joueront le jeu avec la puissance publique, allant chercher les
autorités contre leur actionnaire. Les « politiques » aussi,
échaudés, se montrent « constructifs ». Quand la crise se noue, « Jupiter »
est en campagne. C’est le gouvernement « Casa-toute-neuve » et son secrétaire d'État à l’Industrie « Chris-la-Scie-rit-gue » qui
démontrent que la social-démocratie, au bout du compte, n’aura pas été inutile :
La Loi Florange fait obligation à Whirlpool de trouver un repreneur. Un plan
social est mis en route. Les salariés s’en sortent bien. Ils toucheront des
indemnités avant d’être repris. Les intérimaires restent en l’air…
Dans l’entre-deux-tours de la présidentielle, « Manu-Mac-Rond »
est venu à Amiens. Il dit aux ouvriers, en face, que Whirlpool ne sera pas
sauvé, mais que eux, on ne les abandonnera pas. Il trie le bon grain ouvrier de
l’ivraie : « Qu’est-ce qui s’est
passé à Goodyear ? Vous n’avez pas une intersyndicale et des salariés qui ont
pris leurs responsabilités comme vous. Ils ont tout bloqué. Vous n’avez pas été
dans la surenchère, vous avez préservé l’image du site et l’intérêt des
salariés. ».
Ainsi désignés « responsables », les Whirlpool échappent au sort
des Goodyear.
Ceux qui luttent, contestent, manifestent, finissent par saboter et
dégoûter les investisseurs. Il faut les réduire, dans l’intérêt même des
travailleurs.
Il faut combattre ceux qui entraînent les ouvriers dans des mauvais
combats.
La CGT était responsable de la chute de Goodyear. Les manifestants
empêcheraient la reconversion des GM&S : La sagesse des Whirlpool les
a sauvés.
Tout ceci n’est pas qu’une simple actualité. S’agitent des forces qui vous
dépassent. Les destins des ouvriers de la Somme ou de la Creuse sont
l’aboutissement d’une longue parade de défaites. En 1978-79 les syndicats, CGT
en tête, avaient jeté toutes leurs forces contre des plans de restructuration
de la sidérurgie, dans des protestations culminant en une manifestation monstre
à Paris. En vain : Elle n’existe plus.
Le paysage industriel serait éradiqué, dévasté : C’est le « meilleur »
pour les « Maîtres du monde » et vous leur direz « merci ! ».
La classe ouvrière organisée, dès son premier combat, avait perdu. Elle
lutterait pourtant, et encore, contre « la casse », pour « l’outil de travail »,
jusqu’à l’épuisement.
Jusqu’à l’épuisement ? Goodyear apparaît comme la fin d’un cycle.
Whirlpool, un nouveau modèle. L’acceptation comme seule voie de salut : Le
monde est ainsi, avec lequel on ne transige pas.
« Jupiter » verbalise en fait un ajustement au monde réel. Mais
il renoue, en même temps, avec un discours patronal venu de très loin : « La grève, c’est une barbarie ! C’est quelque
chose que le gouvernement a le devoir de conjurer et d’éviter », lançait en
1901 le député Joseph Thierry, porte-parole du grand commerce marseillais (cité
dans « Les Patrons et la politique », de Jean Garrigues).
Au XIXème siècle, et à nouveau au début du XXème, le
patronat obtenait des gouvernements que la troupe tire sur les ouvriers
révoltés. Le patronat organisait des syndicats « jaunes », comprenant ses
raisons, prônant « un mouvement ouvrier
nouveau, bien français, sage, ennemi de la politique, proclamant hautement un
désir sincère d’entente et de conciliation » lit-on dans « Les Patrons
et la politique »…
On croirait entendre les odes à la responsabilité de « Jupiter »
qui se garde bien de faire référence au « modèle » d’Outre-Rhin qui a
fait sa révolution-syndicale depuis bien des décennies et avec le succès que l’on
sait…
Tout ne se vaut pas. Les gaz lacrymogènes utilisés contre les GM&S ne
sont pas les balles des troupes de Clemenceau et les ouvriers de Whirlpool ne
sont pas « des jaunes ». Mais la dialectique reste inchangée. À
nouveau, les raisons du capitalisme s’imposent. À nouveau, le pouvoir politique
n’admet pas que des ouvriers, égarés, échappent à cette logique.
« Jupiter » fustigeant les meneurs de Goodyear, semble un écho
du Premier ministre « Pierrot-Messe-mer », qui vitupérait en 1973 contre les ouvriers
de l’entreprise d’horlogerie Lip.
Menacés de licenciement, ceux-là s’étaient appropriés le stock de montres
de l’usine, le vendait directement au consommateur et s’embarquaient dans
l’autogestion soutenus par « Roro-Card » : Ce fut aussi une légende
ouvrière et un rude conflit. On était dans l’après mai-68, au temps des
utopies. Pour « Messe-mer » alors « premier-sinistre »,
cette échappée était une profanation.
« L’obstination et l'aveuglement de
certains dirigeants syndicaux ont porté à cette entreprise un coup mortel »,
dénonçait-il, un jour de blocage de négociations. « Les ouvriers de Lip ne méritaient pas le malheur dans lequel des
dirigeants aveugles, emportés par la passion, les ont plongés. »
Rappelons que, globalement, Monsieur Lip avait vendu et s’était tiré
en croisière-perpétuelle au soleil, ras-le-bol de se lever tous les matins pour
affronter ses syndicats : On peut aussi comprendre que « donner du
travail » à autrui soit un travail épuisant.
Notez quand même l’étrange et étonnante permanence du vocabulaire, entre
le vétéran « Messe-mer » et l’encore jeune « Jupiter », à 44 ans de
distance !
Le monde était déjà et est une restauration contrainte. « Messe-mer »,
jadis, ou les maîtres de Forges, ne faisaient que conforter les hiérarchies
sociales et politiques.
« Jupiter » lui dispose d’un argument supplémentaire : En temps
de crise, il est d’une urgence vitale de ne plus effaroucher l’investisseur et
le salarié, traumatisé par tant de morts autour de lui, abdique pour sa survie.
Il n’a pas d’autre choix, sauf à périr.
Qui a les moyens de tout perdre ? La violence subie par les Goodyear,
dénoncés et châtiés, est une pédagogie par l’exemple…
Ainsi va le salariat, qui redoute le combat, non pas par amour du
capitalisme ou respect de l’actionnaire, mais parce qu’il sait ce que valent
les patrons, ce que médite l’ennemi, qui est fort. Ainsi vit le salariat,
conscient de sa faiblesse. Ainsi médite le salariat : « On a raison de ne pas se révolter ».
Ainsi plaident ceux qui se battent : « Nous n’en mourrons pas ».
Est-ce si sûr ? Ne vaut-il pas mieux se faire petit, accepter et suivre
alors ceux qui décident, qui gouvernent ?
Et leur dire « merci » ?
Ils sont « légitimes » et on en devient « légitimiste » :
C’est la porte d’entrée de la « soumission ».
Ainsi avance « Jupiter » : Il réclame de l’ordre et de la
confiance, qu’on le suive, qu’on l’écoute, que l’on ne perturbe rien, pour le
bien même des salariés.
Sa bienveillance est autoritaire.
Ses réformes prévoient le licenciement des salariés qui se déroberont aux
intérêts de l’entreprise. Il n’y a pas d’autre choix.
N’y aura-t-il jamais plus de luttes, plus de « romantisme » à la
Zola, plus jamais le « tous ensemble »
prémisse de l’ivresse des catastrophes ?
Juste des usines qui ferment et des salariés que l’on sauve, seulement
ceux qui le méritent s’ils ne perturbent pas la juste marche de l’économie,
s’ils n’embarrassent la « Gauloisie-en-marche » aux yeux du monde.
Qu’ils acceptent, simplement : Il n’y a pas d’humiliation et le bon docteur
« Manu-le-Jupitérien » a été choisi pour faire passer le message.
Désormais, il leur vaudra mieux cela qu’être désignés comme fauteur de
troubles !
La classe ouvrière ne peut qu’écouter et dire « merci ».
Parce qu’elle n’est plus une « classe », mais des individus tenaillés
par le risque.
Et il y aura un avenir. On formera ses enfants à ces réalités dans un
monde sans mémoire de l’économie nouvelle qui avance.
Je ne « romance » pas : Ça s’est passé de la sorte sous vos
yeux et vous n’avez rien vu.
Mais au bout, vous finirez par dire « merci » à vos « Maîtres
bienveillants ».
De toute façon, ils ont besoin de vous pour bouffer les saloperies qu’ils
vous diront de bouffer, même s’il y a de l’aluminium dans les vaccins de vos
gamins et des métaux-lourds dans vos smartphones. Ce n’est pas bien grave :
Il faut bien mourir de quelque chose, après tout.
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