Extraits
« C’était de Gaulle », Tome 2 (Alain
Peyrefitte. Édition de Fallois Fayard 1997), pages 84 à 87.
Palais de l’Élysée, 30 octobre 1963 :
En nommant Jean Sainteny ministre des Anciens
combattants en décembre 1962, le Général lui avait demandé de consacrer son
énergie à l’année 1964. Elle était propice à raviver le souvenir de deux des
années glorieuses : cinquantenaire de 1914 et vingtième anniversaire de 1944.
À la fin du Conseil du 30 octobre 1963, Jean Sainteny
a évoqué les cérémonies prévues pour la commémoration de la libération,
Pompidou me prend à part : « Tâchez de
faire revenir le Général sur son refus d’aller sur les plages de Normandie…
» Je suis stupéfait et de l’information et de la demande. « Enfin, reprend Pompidou, prenez des précautions… Je m’y suis cassé
les dents. »
Sainteny m’apprend ensuite qu’il se les était déjà
lui-même cassées.
Naturellement, je vais me les casser aussi.
Alain Peyrefitte (l’air candide) : « Croyez-vous, mon Général, que les Français
comprendront que vous ne soyez pas présent aux cérémonies de Normandie ? »
Charles-de-Gaulle (sévèrement) : « C’est Pompidou qui vous a demandé de revenir
à la charge ? (Je ne cille pas). Eh
bien, non ! Ma décision est prise ! La France a été traitée comme un paillasson
! Churchill m’a convoqué d’Alger à Londres, le 4 juin, il m’a fait venir dans
un train où il avait établi son quartier général, comme un châtelain sonne son
maître d’hôtel. Et il m’a annoncé le débarquement, sans qu’aucune unité française
n’ait été prévue pour y participer. Nous nous sommes affrontés rudement.
Je lui
ai reproché de se mettre aux ordres de Roosevelt, au lieu de lui imposer une
volonté européenne (il
appuie).
Il m’a crié de toute la force de ses poumons : « De Gaulle, dites-vous bien que quand j’aurai
à choisir entre vous et Roosevelt, je préférerai toujours Roosevelt ! Quand
nous aurons à choisir entre les Français et les Américains, nous préférerons
toujours les Américains ! Quand nous aurons à choisir entre le continent et le
grand large, nous choisirons toujours le grand large ! » (Il me l’a déjà
dit. Ce souvenir est indélébile.)
« Et vous
voudriez que j’aille commémorer leur débarquement, alors qu’il était le prélude
à une seconde occupation du pays ? Non, non, ne comptez pas sur moi ! »
Charles-de-Gaulle : « Le débarquement du 6 juin, ça a été l’affaire des Anglo-Saxons, d’où la
France a été exclue. Ils étaient bien décidés à s’installer en France comme en
territoire ennemi ! Comme ils venaient de le faire en Italie et comme ils
s’apprêtaient à le faire en Allemagne !
Ils
avaient préparé leur AMGOT qui devait gouverner souverainement la France à
mesure de l’avance de leurs armées. Ils avaient imprimé leur fausse monnaie,
qui aurait eu cours forcé. Ils se seraient conduits en pays conquis. »
Dès les premiers jours suivant le débarquement du 6
juin 1944, les armées américaines commencèrent à distribuer ces billets de
banque pour remplacer les billets français émis durant l’Occupation.
Dès le 14 juin 1944, le Commissaire de la République
François Coulet, présent en Normandie, fut confronté à cette circulation de
monnaie, qui était d’ailleurs mal accueillie par la population. Il recommanda
aux banques de les encaisser et de ne pas les remettre en circulation.
Dès le 27 juin 1944, le général de Gaulle – arrivé
entretemps sur le sol français – tapa du poing sur la table en dénonçant cette
« fausse monnaie », et en en interdisant la circulation, dès son installation
au pouvoir au sein du Gouvernement provisoire de la République française. Cette
interdiction alla de pair avec l’effondrement du projet de commandement
militaire imposé à la France (AMGOT).
Charles-de-Gaulle : « C’est exactement ce qui se serait passé si je n’avais pas imposé, oui
imposé, mes commissaires de la République, mes préfets, mes sous-préfets, mes
comités de libération !
Et vous
voudriez que j’aille commémorer leur débarquement, alors qu’il était le prélude
à une seconde occupation du pays ? Non, non, ne comptez pas sur moi ! Je veux
bien que les choses se passent gracieusement, mais ma place n’est pas là !
Et
puis, ça contribuerait à faire croire que, si nous avons été libérés, nous ne
le devons qu’aux Américains. Ça reviendrait à tenir la Résistance pour nulle et
non avenue. Notre défaitisme naturel n’a que trop tendance à adopter ces vues.
Il ne faut pas y céder !
M’associer
à la commémoration d’un jour où on demandait aux Français de s’abandonner à
d’autres qu’à eux-mêmes, non ! »
Charles-de-Gaulle : « En revanche, ma place sera au mont Faron le 15 août, puisque les
troupes françaises ont été prépondérantes dans le débarquement en Provence, que
notre première armée y a été associée dès la première minute, que sa remontée
fulgurante par la vallée du Rhône a obligé les Allemands à évacuer tout le midi
et tout le Massif central sous la pression de la Résistance
(…); Et je
commémorerai la libération de Paris, puis celle de Strasbourg, puisque ce sont
des prouesses françaises, puisque les Français de l’intérieur et de l’extérieur
s’y sont unis, autour de leur drapeau, de leurs hymnes, de leur patrie ! Mais
m’associer à la commémoration d’un jour où on demandait aux Français de
s’abandonner à d’autres qu’à eux-mêmes, non !
Les
Français sont déjà trop portés à croire qu’ils peuvent dormir tranquille,
qu’ils n’ont qu’à s’en remettre à d’autres du soin de défendre leur
indépendance ! Il ne faut pas les encourager dans cette confiance naïve, qu’ils
paient ensuite par des ruines et par des massacres ! Il faut les encourager à
compter sur eux-mêmes !
Allons,
allons, Peyrefitte ! Il faut avoir plus de mémoire que ça ! Il faut commémorer
la France, et non les Anglo-Saxons ! Je n’ai aucune raison de célébrer ça avec
éclat. Dites-le à vos journalistes. »
Il reprend : « Ceux
qui ont donné leur vie à leur patrie sur notre terre, les Anglais, les
Canadiens, les Américains, les Polonais, Sainteny et Triboulet seront là pour
les honorer dignement. »
Sainteny et Triboulet étaient respectivement Ministre
des anciens combattants et Ministre de la coopération en 1964.
13 mai 1964 : Espérant que le général aura oublié
sa vive réplique, ou en tout cas aura oublié que c’est à moi qu’il l’a
adressée, je remets la question sur le tapis, 10 mois et demi plus tard, le 13
mai 1964.
« Ces messieurs
de la presse qui me reprochent de ne pas aller en Normandie 20 ans après, que
faisaient-il alors ? Ils ne se battaient ni en Normandie, ni ailleurs. La
Libération s’est passée sans eux. Elle s’est passée d’eux. »
Alain Peyrefitte : « Ne craignez-vous pas, si nous ne devons pas du moins quelques
explications, que votre absence du 6 juin en Normandie soit mal interprétée ? »
Charles-de-Gaulle : « Mais je vous l’ai déjà dit ! Il n’a jamais été question que j’y aille !
Je ne suis pas allé pour le cinquième anniversaire ; ni pour le dixième ; ni
pour le quinzième. Pourquoi voulez-vous que j’y aille pour le vingtième ? Et
j’ai demandé au Premier ministre de ne pas y aller non plus. D’ailleurs, le
Premier ministre anglais n’y va pas. Johnson n’ira pas non plus. Pourquoi
irions-nous ? »
(Évidemment, Wilson et Johnson n’y vont pas, parce que
De Gaulle n’y va pas.)
Alain Peyrefitte : « Eisenhower et Montgomery doivent y aller. »
Charles-de-Gaulle : « Ce sont des acteurs, qui se font payer cher à la télévision. »
Finalement, Eisenhower et Montgomery, après avoir
annoncé leur participation, ne sont pas venus.
10 juin 1964 : Après le Conseil du 10 juin 1964,
le Général laisse percer encore son agacement :
« Ces messieurs
de la presse qui me reprochent de ne pas aller en Normandie 20 ans après, que
faisaient-il alors ? S’étaient-ils battus pour que la France recouvre sa
liberté, pour qu’elle contribue à sa délivrance ? Que faisaient-ils pendant la
guerre ? Ils ne se battaient ni en Normandie, ni ailleurs. La Libération s’est
passée sans eux. Elle s’est passée d’eux. »
Et lui, il a dû se battre pour que le débarquement ne
se passe pas complètement de la France libre. S’il a prononcé son discours de
Bayeux le 16 juin 1946, ce ne fut pas pour commémorer le débarquement du 6
juin, mais son débarquement sur les talons des Américains, le 16 juin 1944 à
Bayeux.
Il recule son fauteuil, cale son dos. Il a envie de
parler.
Charles-de-Gaulle : « Vous croyez que les Américains et les Anglais ont débarqué en Normandie
pour nous faire plaisir ? Ce qu’ils voulaient, c’était glisser vers le nord le
long de la mer, pour détruire les bases des V1 et des V2, prendre Anvers et, de
là, donner l’assaut à l’Allemagne. Paris et la France ne les intéressaient pas.
Leur stratégie, c’était d’atteindre la Ruhr, qui était l’arsenal, et de ne pas
perdre un jour en chemin.
Churchill
avait demandé à Eisenhower d’essayer de libérer Paris pour Noël. Il lui avait
dit : « Personne ne pourra vous en demander davantage. »
Eh bien
si, nous étions décidés à demander davantage ! Le peuple de Paris s’est soulevé
spontanément et il aurait été probablement écrasé sous les décombres, comme le
peuple de Varsovie, s’il n’avait pas été soutenu. Mais il y avait des hommes
qui, trois ans plus tôt, à Koufra, s’étaient juré de libérer Paris, puis
Strasbourg. Ce sont eux qui ont libéré Paris avec son peuple. »
Leclerc et sa colonne, qui venaient du Tchad pour
rejoindre la Tunisie en guerroyant, avaient fait, dans l’oasis de Koufra, le
serment de ne pas déposer les armes avant d’avoir libéré Paris et Strasbourg.
Charles-de-Gaulle : « Mais nous n’avions pas l’accord des Américains. Quand j’ai vu que
l’insurrection parisienne allait être écrasée par une division allemande
intacte qui arrivait de Boulogne-sur-Mer, j’ai donné l’ordre à Leclerc de
foncer. C’est ainsi que nous avons évité à Paris le sort de Varsovie. Nous
avons obligé les Anglo-Saxons à changer de stratégie. Les Américains ne se
souciaient pas plus de libérer la France que les Russes de libérer la Pologne.
Ce qu’ils voulaient, c’était en finir avec Hitler, en essuyant le moins de
pertes possibles. Ce qu’ils voulaient épargner, c’était le sang des boys, ce
n’était pas le sang, les souffrances et l’honneur des Français.
Effectivement,
si les Anglo-Saxons avaient pu mener leur stratégie jusqu’au bout, ils auraient
peut-être réussi à frapper l’Allemagne au cœur plus vite. De toute façon,
Hitler aurait fini par être battu, et la France aurait fini par être libérée.
Mais si les Français étaient restés passifs, et si nous n’avions pas eu de part
à la défaite d’Hitler, c’est au bout du compte lui qui aurait vaincu la France. »
Ce que Roosevelt et les américains voulaient vraiment
faire de la France en 1944. (Franklin Roosevelt, Président des États-Unis, le
23 novembre 1942, devant les émissaires de Charles de Gaulle à la Maison
Blanche) : « Bien entendu, je traite
avec Darlan, puisque Darlan me donne Alger ! Demain, je traiterai avec Laval si
Laval me donne Paris ! »
En novembre 1942, les Anglo-Américains viennent de
réaliser le débarquement en Afrique du nord française (Opération Torch),
d’ailleurs sans en avoir prévenu le chef de la France Libre.
En revanche, une décision fait scandale, aussi bien au
sein des Français Libres réfugiés à Londres que parmi l’opinion publique
britannique : Le général américain Eisenhower, bien entendu avec le plein
accord du président Roosevelt, a décidé de maintenir l’Amiral Darlan, l’un des
dauphins de Pétain, au pouvoir à Alger.
En somme, Darlan a retourné sa veste et les Américains
l’en récompensent en le maintenant dans ses fonctions à la tête de l’Afrique du
nord française !
Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, Tome 2,
l’Unité, 1942-1944, chapitre « Tragédie »
Page 48 (édition Plon) : « On
voit donc bien la collusion qu’il y avait entre les autorités américaines et
les autorités du régime de Vichy. Le président Roosevelt et les cercles
dirigeants américains voulaient disposer, au sortir de la guerre, d’une France
domestiquée. C’était finalement un conflit d’impérialisme entre les Américains
et les Allemands, rien d’autre.
Et
Roosevelt souhaitait promouvoir les pétainistes contre de Gaulle parce qu’il
savait parfaitement qu’ils seraient infiniment plus dociles, pour obéir à
Washington comme ils obéissaient à Berlin, plutôt que le Fondateur de la France
Libre, dont l’intransigeance sur l’indépendance de la France était déjà
légendaire. »
Cette vision stratégique de ce que devait devenir la
France d’après-guerre selon Washington a été confirmée et précisée par Charles
de Gaulle, vingt ans après les événements.
Toujours à Alain Peyrefitte, dans un autre passage
capital de l’ouvrage C’était de Gaulle.
(« C’était de Gaulle », Tome 2 (Édition de
Fallois Fayard 1997), page 52) :
Palais de l’Élysée, 17 juin 1964 : « Roosevelt était un type qui voulait dominer
l’univers et, bien entendu, décider du sort de la France. Alors, de Gaulle, ça
l’embêtait ; il ne le trouvait pas assez souple. Il pensait que le jour où les
Américains auraient débarqué en France, si le Maréchal était encore là, il
n’aurait rien à leur refuser ; ce qui était bien vrai.
Ensuite,
Vichy étant devenu vraiment impossible, il a laissé tomber Vichy. Il a essayé
de se rattraper sur Giraud.
Puis,
voyant que ça ne donnait rien, il a essayé de se rabattre sur Herriot. Il a
même tenté de fabriquer un gouvernement à Paris au moment où j’allais y entrer,
avec Laval, Herriot. Tout ça été manigancé avec Otto Abetz (Représentant
de Hitler à Paris sous l’Occupation) et
avec Allen Dulles, qui était à Genève pour le compte de la CIA. »
Charles de Gaulle : « D’abord moi, en arrivant à Paris, j’aurais
foutu ce gouvernement au [trou][…]. Vous pensez, à l’époque, Herriot, Laval et
Abetz ça ne pesait pas lourd. Mais Roosevelt se figurait qu’Herriot assurerait
la continuité avec la IIIème et Laval avec Vichy, et que tout ça
allait apparaître comme la République.
Seulement,
Hitler, ça l’a exaspéré quand il a su ça. Il a dit : « De quoi, de quoi ?
Laval, Herriot, et tous ceux-là ? » Alors, il a fait savoir à Laval de s’en
aller à Sigmaringen, il l’a fait dire aussi au Maréchal, il a désavoué Abetz,
il a fait remettre Herriot dans sa prison. Il a tout nettoyé. »
Petits rappels historiques, à toutes fins utiles.
Parce que tout cela a été oublié par nos « autistes »
actuels.
Pour ma part, je pleure encore et toujours quand je
visite les cimetières militaires de Normandie.
Tous les cimetières militaires, pas seulement ceux des
années quarante.
C’est comme ça : Je reste un « grand-sensible »
à la souffrance d’autrui dans ces moments impitoyables de cruauté humaine.
Et je n’oublie pas le sacrifice consenti par toutes
ces jeunesses, quel que soit leurs drapeaux, aux prises avec des événements
mondiaux qui les dépassaient largement…
Bien à vous toutes et tous.
I3
Eh oui. les histoires humaines, ça n'est jamais simple. De Gaulle a réussi un truc extraordinaire: s'imposer comme représentant de la France, sans aucune légitimité démocratique. Roosevelt n'était pas clair non plus. Il a fait peur aux américains, qui ont voté la limitation à deux mandats présidentiels après sa mort. De Gaulle est un peu injuste avec Churchill, qui l'a bien soutenu. Mais il avait de l'estime pour lui. Churchill est anglais, et les Anglais sont nos meilleurs ennemis. C'est l'Entente Cordiale. Eisenhower poursuivait un objectif militaire. De Gaulle un objectif politique. Le problème, c'est que l'anti américanisme s'est imposé en France, et qu'une trop grande place a été faite aux communistes. Mais ainsi va la vie. Je suis d'accord: rendons hommage à ceux qui nous ont libérés, quelle que soit leur nationalité.
RépondreSupprimerC'était le quart d'heure du "devoir de mémoire", d'une époque bien perturbée !
SupprimerMerci d'être passé, Vlad !
Brillant rappel historique dont j'ignorais certains détails ... Merci!
RépondreSupprimerJe m'insurge contre le propos de Vladimir sur l'absence de légitimité démocratique de de Gaulle! Qui pouvait, sérieusement, demander des élections lorsque de Gaulle était à Londres? En période de guerre, lorsque le sol sacré de la Patrie est occupé, il y a un unique devoir : Union Nationale pour chasser l'occupant.
Certes, mais rappelez-vous aussi le contexte ...
SupprimerIl était sous-ministre de l'armement avent l'ouverture des hostilités... Sans mandat d'élu.
Il a été condamné à mort après l'armistice : Un général "2 étoiles" qui fuit à l'étranger, ce n'est pas non plus un exemple de légitimité.
Il foire total son débarquement à Dakar : La légitimité, c'est encore Pétain et les autres.
Il n'a de cesse de se faire évincer par Churchill et les américains quant au déroulé des opérations militaires : Même pas légitime à leurs yeux.
Toutefois, pour avoir, pour partie, organisé et fédéré la résistance, par téléguidage, mais aussi regroupé les "français libres" sous sa bannière, il parvient à se hisser à la tête du CNR, et ce n'était pas gagné d'avance avec les "cocos" qui avaient de grandes ambitions, les leurs, pour le pays !
Et du coup, sans élection, à diriger la reconstruction, créé le "modèle social" que le "monde entier nous envie", nationaliser les industries, notamment EDF, et quelques autres !
Le tout sans mandat d'un pays "libéré".
L'important à ses yeux, ça aura été d'éviter une occupation américaine et il y aura pleinement réussi !
Bravo patron !