Un arrêt rigolo comme tout !
En fait, « techniquement », pas du tout,
mais quant « au fond », c’est assez drôle.
J’ai passé une grande partie de ma vie
(professionnelle et « d’avant ») à tenter de redresser des
entreprises en protégeant leurs emplois (et savoir-faire), partant du postulat
qu’une boîte qui avait rencontré son marché dans un glorieux passé devait
pouvoir le retrouver.
C’est souvent une question de « process » et
tout ce qui pouvait l’améliorer était bon à prendre.
Naturellement, on va voir comment s’y prend la
concurrence et on adapte. Et souvent, ça passait par « l’informatisation »
et l’automatisation des tâches les plus répétitives (et chronophages). À mon
époque, on ne parlait pas de « numérisation », pas de « digitalisation »
et encore moins « d’intelligence-artificielle » (ces termes n’existaient
pas), mais de « systèmes-experts ». Et les « cadors », c’étaient
déjà les équipes de chez IBM.
J’ai ainsi « tout informatisé » dès que je le pouvais,
embarquant des écrans sur des chariots élévateurs, sur les desks d’accueil,
dans les bureaux, à toutes les tâches, comptant les colis et les euros, là où
il y avait du papier, des étiquettes, des crayons et des trombones (et du « blanc-couvrant ») :
Finies les « tabulatrices » qui saisissaient « au kilomètre »,
chacun maîtrisait « sa production » et ses décisions.
Fabuleuse époque…
Avec toutefois un bémol : Faire une confiance aveugle
à la machine.
Mais avec les « contrôles-aval », on peut
encore rattraper les konneries.
Ceci dit, dans l’affaire qui nous occupe, il s’agit d’une
banque qui pense que pour alléger le travail de ses collaborateurs, il serait intéressant
d’installer un logiciel de « tri des courriels ». Double objectif :
Faciliter le traitement des urgences et déléguer les messages répétitifs aux
personnes « réputées compétentes » pour les traiter.
Pas sûr que ça fasse gagner de la productivité, mais
après tout, pourquoi pas ?
Ce n’est pas du tout ce qu’en a conclu le CHSCT de la
boutique, qui use de son droit à déclencher « une expertise » (payée
par la boîte) pour évaluer l’impact du nouveau logiciel sur « la santé
& les conditions de travail » sur le personnel dont ils sont les
représentants élus.
Les meks qui ont peur du « progrès », ça se
cache partout et plus ça peut te vous mettre des bâtons dans les roues à
retarder la mise en place de nouvelles procédures qu’ils sont assez kons pour
ne pas en comprendre l’intérêt, plus ils existent.
Quand je pense que la fois où j’ai mis un écran et un
clavier sur des machines à caristes (liaison infrarouge, le Wifi n’existait
pas), des meks pour la plupart illettrés et pour réduire les erreurs, ils étaient
ravis de pouvoir rentrer chez eux et annoncer que « papa, il bosse sur
ordinateur… » en poussant des palettes !
Cour de cassation, chambre sociale
Audience publique du jeudi 12 avril 2018
N° de pourvoi : 16-27866
Non publié au bulletin
M. Huglo (conseiller doyen faisant fonction de
président), président
SCP Monod, Colin et Stoclet, SCP Thouvenin, Coudray et
Grévy, avocat(s)
REPUBLIQUE
FRANCAISE
AU NOM DU
PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, a rendu l'arrêt
suivant :
Attendu, selon l’ordonnance attaquée (président du
tribunal de grande instance de Lyon, 28 novembre 2016), statuant en la forme
des référés, que par délibération du 9 juin 2016, le comité d’hygiène, de
sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de la SA Caisse de Crédit Mutuel
du Sud-Est (le Crédit Mutuel) a décidé de recourir à une mesure d’expertise
afin d’examiner les modifications des conditions de santé, de sécurité et les
conditions de travail liées, selon lui, à l’introduction auprès des chargés de
clientèle et des chargés d’affaires d’une application spécifique du programme
informatique d’intelligence artificielle Watson, conçu et développé par la
société IBM ; que le Crédit mutuel a saisi le président du tribunal de grande
instance d’une demande d’annulation de cette délibération ;
Sur le premier moyen :
Attendu que le CHSCT fait grief à l’ordonnance d’annuler
la délibération du 9 juin 2016 par laquelle il a désigné un expert dans le
cadre des dispositions de l’article L.4614-12 2°, du code du travail, alors,
selon le moyen :
1°/ QU’il résulte de l’article L.4614-12 2° du code du
travail que le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail peut
faire appel à un expert agréé en cas de projet important modifiant les
conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail prévu à l’article
L.4612-8-1 du même code ; qu’au sens de cette dernier article, un projet
important s’entend de toute décision d’aménagement important modifiant les
conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail et, notamment,
toute transformation importante des postes de travail découlant de la
modification de l’outillage, un changement de produit ou de l’organisation du
travail, toute modification des cadences et des normes de productivité liées ou
non à la rémunération du travail ; qu’à cet égard, le CHSCT avait fait valoir
que le projet de technologie cognitive constitué par le logiciel Watson mis en
place pour optimiser le travail des chargés de clientèles portait en lui-même
la potentialité d’un redécoupage des missions des salariés au sein d’une agence
et donc une modification notable des conditions de travail ; qu’en annulant
pourtant la délibération décidant du recours à l'expertise sans examiner ce
point, comme ils y étaient pourtant invités, le tribunal a privé sa décision de
base légale au regard des articles susvisés ;
2°/ QUE le CHSCT avait souligné que le projet de
technologie cognitive imposait au préalable une phase d’alimentation mobilisant
les experts des plates-formes dédiées dont le métier serait fortement modifié ;
qu’en de dispensant de répondre à ce moyen, le tribunal a privé sa décision de
base légale au regard des articles L. 4614-12 et L. 4612-8-1 du code du travail
;
Mais attendu qu’ayant relevé que l’introduction du programme
informatique Watson va aider les chargés de clientèle à traiter les abondants
courriels qu’ils reçoivent soit en les réorientant à partir des mots clés qu’ils
contiennent vers le guichet où ils pourront être directement traités en raison
des compétences préalablement définies par le chef d’agence au vu de la
demande, soit en les traitant par ordre de priorité en raison de l’urgence qu’ils
présentent et qui leur sera signalée, soit encore à y répondre d’une manière
appropriée en proposant une déclinaison de situations permettant d’adapter sans
oublis la réponse à la question posée, qu’elle se traduit donc directement en
termes de conséquences mineures dans les conditions de travail directes des
salariés dont les tâches vont se trouver facilitées, le président du tribunal
de grande instance, qui n’était pas tenu de suivre les parties dans le détail
de leur argumentation, a pu en déduire que l’existence d’un projet important
modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail des
salariés n’était pas démontrée et a annulé à bon droit la délibération du CHSCT
désignant un expert ; que le moyen n'est pas fondé ;
Sur le deuxième moyen :
Attendu que le CHSCT fait grief à l’ordonnance de
rejeter sa demande tendant à obtenir un délai de deux mois à compter de sa
décision pour donner son avis sur le projet alors, selon le moyen :
1°/ QU’antérieurement à l’entrée en vigueur de
l'article R. 4614-5-3 du code du travail introduit par le décret du 29 juin
2016 promulgué le 30 juin 2016, il résultait de la combinaison des dispositions
des articles L.4612-8 et L.4614-12 2° du code du travail, ensemble l’article 1er
du code civil que, lorsqu’un expert était désigné en cas de projet important,
le CHSCT disposait d’un délai d’examen suffisant ne pouvant pas être inférieur
à 15 jours pour se prononcer sur le projet qui lui était soumis, à l’expiration
duquel il était réputé avoir été consulté et avoir émis un avis négatif ; que
ce délai raisonnable devait permettre au CHSCT d’émettre son avis éclairé au vu
du rapport, l’expertise étant destinée à lui donner les moyens d’émettre un
avis en connaissance de cause, sauf à priver la consultation de son effet utile
; que le nouvel article R. 4614-5-3 du code du travail prescrivant un délai de
consultation de deux mois au CHSCT n’est applicable qu’aux espèces dans
lesquelles l’employeur a présenté le projet important aux élus postérieurement
au 30 juin 2016, date de l’entrée en vigueur de ce nouveau texte ; qu’en la
cause, le tribunal a constaté que le CHSCT avait décidé le 9 juin lors de la
réunion de présentation du projet de recourir à une expertise, ce qui excluait
l’application du nouvel article R. 4614-5-3 du code du travail ; qu’en jugeant
qu’il ne pouvait pas être fait application de ce nouvel article, tout en
ajoutant pourtant que le délai de consultation du CHSCT de deux mois devait
être reporté au 30 août 2016, faute de quoi il devait être considéré comme
négatif, le tribunal a tiré des conséquences erronées de ses propres
constatations en adoptant des motifs contradictoires, en violation des articles
L. 4612-8 et L. 4614-12, 2° du code du travail dans leur version applicable à l’époque
des faits, ensemble l’article 1er du code civil ;
2°/ QU’en déboutant le CHSCT de sa demande de report
de prolongation du délai de consultation au motif que celui-ci ne faisait pas
connaître le texte sur lequel il s’appuyait, quand celui-ci avait invoqué les
dispositions de l’article L. 4612-8 du code du travail, le tribunal a violé les
termes du litige, en méconnaissance des articles 4 et 5 du code de procédure
civile, ensemble l’article 12 du code civil ;
3°/ QUE l’exposant avait fait valoir qu’à partir du
moment où la Caisse du crédit mutuel avait accepté dans son intérêt un report
du délai de l’expertise dans l'attente de la décision du juge sur le bien-fondé
de la mesure et que les parties s’étaient de ce fait accordé sur un aménagement
du délai de la mission de l’expert, l’employeur était particulièrement déloyal
de refuser un report du délai de consultation ; qu’en omettant de répondre à ce
moyen, le tribunal a privé sa décision de base légale au regard de l'article L.
4612-8 du code du travail, ensemble l’article 1134 du code civil ;
Mais attendu qu’il résulte de l’ordonnance que le
CHSCT sollicitait la prolongation de son délai de consultation pour une période
de deux mois à compter de l’ordonnance validant le recours à l’expertise ; que
l’ordonnance ayant annulé le recours à l’expertise ordonnée par le CHSCT, le
moyen est inopérant ;
Sur le troisième moyen :
Attendu que le CHSCT fait grief à l’ordonnance de
limiter les frais irrépétibles alloués par le Crédit Mutuel à la somme de 2.000
euros alors, selon le moyen :
1°/ QUE sauf abus, les honoraires d’avocat exposés à l’occasion
de la procédure de contestation d’une expertise décidée par le CHSCT sont
supportés par l’employeur, sans discussion possible sur le principe et le
quantum de la créance ; que le tribunal de grande instance, qui a constaté l’absence
d’abus mais a refusé de condamner à hauteur du montant des frais exposés par le
CHSCT pour sa défense, a omis de tirer de ses constatations les conséquences
qui s’en déduisaient au regard de l’article L. 4614-13 du code du travail ainsi
violé ;
2°/ QU’à tout le moins, en statuant sans caractériser
les raisons le conduisant à limiter la condamnation du Crédit mutuel, le
tribunal de grande instance a privé sa décision de base légale au regard de l’article
L. 4614-13 du code du travail ;
Mais attendu qu’en cas de contestation, il incombe au
juge de fixer le montant des frais et honoraires d’avocat, exposés par le
CHSCT, qui seront mis à la charge de l’employeur en application de l’article L.
4614-13 du code du travail, au regard des diligences accomplies ;
Et attendu que c’est dans l’exercice de son pouvoir
souverain d’appréciation que le juge a évalué le montant des honoraires d’avocat
mis à la charge du Crédit mutuel ;
D’où il suit que le moyen n’est pas fondé ;
PAR CES MOTIFS :
REJETTE le pourvoi ;
Vu l’article L. 4614-13 du code du travail condamne la
caisse de Crédit Mutuel du Sud-Est aux dépens et à payer au CHSCT du Crédit
Mutuel du Sud-Est la somme de 3.000 euros ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre
sociale, et prononcé par le président en son audience publique du douze avril
deux mille dix-huit.
Décision « sanction » : L’utilisation
de l’intelligence artificielle (IA) au sein d’une entreprise ne constitue pas
toujours « un projet important modifiant
les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail des
salariés », permettant au CHSCT de recourir à une expertise.
Ça aura eu au moins le mérite d’être affirmé
clairement.
La banque avait décidé d’introduire une application
devant permettre d’identifier automatiquement les demandes les plus fréquentes
et de les traiter par ordre de priorité.
Le CHSCT mal luné estimait qu’il s’agissait d’un
projet ayant un impact sur les conditions de travail des salariés avait décidé
de recourir à une expertise.
Fume mon gars !
Pour la Cour de cassation au contraire, la mise en
place d’un programme informatique destiné à aider les salariés à traiter les
nombreux courriels reçus, n’entraîne que des conséquences mineures sur les
conditions de travail ne justifiant pas du recours à une expertise.
En revanche, comme c’est dans tous les cas l’employeur
qui supporte la charge du contentieux, la Cour alourdit la facture finale, puisqu’elle échappe ainsi au coût dirimant d’une expertise-superfétatoire.
Et pan, deux ans de retard pour des broutilles…
J’adore, tellement c’est rigolo comme tout.
D’ailleurs, et à l’occasion, je te vous rappelle que
le CHSCT est aujourd’hui remplacé le « Comité social et économique »,
mais qu’il a toujours le droit reconnu par la loi de se faire assister par un
expert en cas de projet modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les
conditions de travail.
Mais à condition qu’il soit… « important ».
Ça valait la peine d’être précisé.
Bonne fin de journée à toutes et à tous !
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