Le
dossier du père
Avertissement : Vous l’aviez compris, ceci n’est qu’un
roman, une fiction, une « pure construction intellectuelle », sortie tout droit
de l’imaginaire de son auteur.
Toute ressemblance avec des personnages, des lieux, des
actions, des situations ayant existé ou existant par ailleurs dans la voie
lactée (et autres galaxies), y compris sur la planète Terre, y est donc
purement, totalement et parfaitement fortuite !
« Il y a aussi autre chose, mais je
ne sais pas s’il faut que je t’en parle, tu vas me prendre pour un fou ! »,
dit-il après quelques hésitations manifestes.
De quoi peut-il s’agir ? Paul est fatigué et l’émotion rare d’un frère
aîné qui sonne à la porte de façon impromptue et soudaine, après presque deux
décennies d’absence, ça fait quand même un choc qu’il faut assimiler.
« Il y a un dossier dans ma maison
de Cabourg, que tu trouveras dans mon bordel à la cave, dans l’atelier d’émaux.
»
Il fait des émaux ? Dans la cave ?
Curieuse passion…
« De quoi s’agit-il ? »
« Il s’agit de Papa ! »
Regard un peu stupéfait de Paul.
« Je t’explique. Ce « dossier », tu
te souviens de la période d’après la mort de Papa, eh bien je l’ai découvert
lors de notre premier déménagement caché dans mon coffre à jouets. »
Et il ne l’avait pas confié à leur mère ? « N’était-ce pas celui que tout le monde cherchait, à l’époque ? »
Peut-être. «Tu sais, il n’y a rien
dedans qu’une liste de noms et de prénoms de femmes, et des dates. Rien
d’important en somme. Et j’ai pensé sur le moment que c’était la liste de ses
maîtresses. Papa pouvait avoir eu des aventures. Et je n’étais pas sûr que ça
aurait plu à Maman que de le savoir. Alors, je ne lui ai jamais montré. »
Pour sûr ! Mais pourquoi donc un magistrat en exercice aurait noté les
dates de ses frasques extra-conjugales et éprouvé le besoin d’identifier ses
partenaires pour en laisser trace, en plus, jusque dans le coffre à jouets de
son fils aîné ?
« Ce n’est pas malin.
Personnellement, je ne note jamais rien de quoi que ce soit et pourtant je ne
suis même pas marié ! Et pourquoi dans ton coffre à jouets ? »
C’est bien le mystère. « Pour qu’on
ne le trouve pas ! Mais pour s’attacher un mémo au cas où ce genre de délire
refasse surface. À un moment, j’ai pensé que c’était les prénoms de nos
demi-sœurs ! Parce que toutes les dates étaient relativement récentes pour
l’époque. Mais tu te souviens que l’héritage s’est déroulé sans surprise. Ce
n’était donc pas vraiment ça. »
Alors ? Combien de demi-sœurs ?
« Alors, ce dossier m’a suivi. J’ai
poursuivi mes études de droit et j’ai prêté serment avant d’entrer au cabinet
de Grand-père. Une fois installé dans mes fonctions, je m’en suis ouvert à
Grand-père. »
Et qu’en a-t-il pensé ?
« Sur le moment, il a été
particulièrement contrarié. Il m’a demandé de lui remettre une copie qu’il a
gardée pour lui. J’imagine qu’il a enquêté sur ces filles, hors ses activités
au cabinet, parce que jamais on en a reparlé à Paris.
En revanche, un week-end une poignée
d’années plus tard, alors qu’il m’avait cédé ses parts et avait pris sa
retraite, je suis allé dans la maison de Cabourg. Grand-mère était morte et il
s’ennuyait un peu tout seul dans son potager et ses dossiers familiaux.
Ce jour-là, il m’a pris en aparté. Pour
me dire que ce « dossier » ne comportait que des noms de femmes pensionnaires
de la centrale pénitentiaire de la région. Et que les dates correspondaient à
celles de leur décès en enfermement. »
Et ça veut dire quoi ?
Plusieurs choses : « Que Papa
n’avait donc pas de maîtresse, en tout cas pas celles-là ! » Paul n’aurait
jamais cru de pareilles balivernes : ça ne cadrait pas avec les souvenirs qu’il
avait de la vie de famille.
« Il enquêtait sur une série d’une
vingtaine de décès en moins de deux ans, un par mois, à des rythmes assez
réguliers, survenus dans cette centrale pour femmes. Des criminelles endurcies,
la lie de la société ! Mais a priori,
rien d’inquiétant : il y a une centaine de suicides par an dans nos prisons,
plus le double ou le triple de morts naturelles ou accidentelles. Même pas 6
pour 10.000, moins que la moyenne nationale de 11 pour 10.000, presque le
double, hors les enceintes de nos prisons ! Et pourtant, cela avait attiré
l’attention de Papa qui aurait, paraît-il, souhaité ouvrir au moins une
information judiciaire sur quelques-uns de ces décès, d’après Grand-père !
»
Ce qui lui a été refusé par sa hiérarchie.
Un décès en prison, c’est une chose normale. Le toubib attaché à la prison
signe l’avis de décès et on enterre la personne dans la fosse commune après
avoir demandé son avis à la famille, quand il y en a une.
S’il y a suspicion de violence seulement, ou des circonstances curieuses,
une enquête interne à l’administration pénitentiaire est ouverte. Une autopsie
peut être pratiquée pour confirmer ou infirmer un doute. Dans cette hypothèse
seulement, un juge peut être saisi.
Mais pas « d’auto-saisine » sauvage, hormis le cas d’une plainte des
familles.
Ce qui est particulièrement rare pour des criminelles de haute-voltige,
des assassins, des meurtriers, des violeurs : la famille est contente d’oublier
ce « parent qui fait tâche ».
« Bon et alors ? Papa faisait son
métier, non ? »
Certes. Plutôt bien noté et apprécié de tous ses collègues d’ailleurs.
« Oui, mais tu reprends le même
chiffre de 10 décès/an et tu le rapportes aux 350 pensionnaires de la centrale
et ça donne le taux ahurissant de 28 décès pour 1.000 ! Pour un établissement
de haute sécurité, même à l’époque, il y a de quoi se poser quelques questions,
non ? »
Presque trente fois plus que la moyenne nationale, effectivement, pense
Paul immédiatement.
Ce qui peut justifier d’une information judiciaire émise par un juge au
fait de son métier de… juge.
« C’est un monde qui doit être
particulièrement dur, imagine-je ! »
Pas seulement. La surveillance permanente est justement faite pour
empêcher ce genre de choses. « On les
veut vivants, nos prisonniers. Il faut qu’ils assument leurs responsabilités et
donc leurs peines, jusqu’au dernier jour : ce n’est que justice. Donc, on en
prend soin le plus longtemps possible et, si besoin, on les maintient « calme »
sous posologie médicamenteuse adaptée et la perspective de remises de peine qui
peut aller jusqu’à un tiers de leur peine, sauf peine de sûreté incompressible.
Derrière, il y a toute une politique de
réinsertion, qui commence par un travail et des tâches régulières, la
constitution d’un pécule de sortie, le contact avec des visiteurs de prison, la
recherche d’un emploi, d’un logement, etc. etc. C’est très bien fait pour ceux
qui savent y saisir leur chance de ne pas replonger dans la récidive, tu sais. »
Paul a déjà entendu le couplet. Quelle que part, ça le laisse froid. Et
par nature, il se méfie : à chaque embauche dans l’usine d’Aubenas, même pour
un balayeur, l’extrait de casier judiciaire est demandé à l’impétrant.
Pas de « vermine » dans une usine à secrets de fabrication gouvernementaux
!
Jacques continue.
« J’ai moi-même enquêté, un peu par
hasard, le jour où il a fallu casser un arrêt condamnant une des clientes du
cabinet. Cette fille-là, une fois libérée est venue nous remercier dans nos
locaux. Elle sortait de cette fameuse centrale et m’a certifié que nous lui
avions sauvée la vie, tellement, de l’intérieur l’établissement avait mauvaise
réputation, acquise depuis au moins deux décennies. Mais elle n’a pas été plus
précise. J’ai donc fait sortir des archives des copies des dossiers des noms de
la liste de Papa. »
Et alors ?
« Rien de suspect. Tu verras si tu
vas à Cabourg : un dossier que j’aimerai que tu mettes à l’abri. Rien, sauf une
chose. Le toubib délivrant les certificats de décès, il s’agit du professeur
Risle. Edmond Risle, mon beau-père ! »
Une coïncidence ? Deux fois que ce nom apparaît dans l’environnement
sonore de Paul en moins de deux semaines… Jacques continue sur sa lancée.
« À l’époque, c’était normal : il
dirigeait une clinique située à proximité de la prison. Quand ce n’était pas
lui qui soignait ou certifiait un décès, de toute façon, c’était un de ses
collaborateurs médecin qui le faisait. »
Si rien n’est suspect, alors c’est seulement une coïncidence. « Le monde est décidément tout petit… » en
re-conclue Paul.
« Naturellement. Sauf qu’à l’époque,
j’étais marié avec la mère de mes gosses. Et à part quelques coups de canif
passager au contrat de mariage, justifiés aussi parce que parfois elle était
franchement odieuse, Priscilla était pour moi une parfaite inconnue. Et son
père encore plus. »
Bon d’accord, mais alors quoi ? « Comment
tu as connu ta seconde épouse ? »
« Par hasard, je pense. D’abord un
dossier de responsabilité médicale qui arrive en cassation au cabinet, comme je te l'ai dit. Un
patient qui met en cause la responsabilité d’un praticien de la clinique du professeur
Risle. Une affaire classique de maladie nosocomiale, archi-jugée par la Cour de
cassation. Et puis une rencontre dans un « pince-fesse » huppée à l’occasion du
Grand prix de Deauville. J’étais accompagné de Sandrine et nous avons fait la
connaissance de Priscilla. Dans la semaine qui a suivi, elle est passée au
cabinet, sans son avocat. J’ai cru que c’était pour voir l’associé qui formait
ses conclusions.
Mais non, c’était pour nous inviter, ma
femme et moi à dîner un soir en ville.
Plus tard, elle a profité d’un week-end
pour passer dans sa maison du Vexin. Et c’est dans le petit bois du fond du
parc que nous sommes devenus amants. Enfin, pas tout à fait. Ce jour-là, elle
m’a fait une pipe phénoménale ! Et je ne l’ai pas revue tout de suite après.
En revanche, Sandrine a dû se douter de
quelque chose. Et nos rapports ont commencé à se détériorer à vive allure,
puisque c’est de ce jour-là que date sa position du « cul tourné » qui a viré
assez vite à la situation de « chambre à part » et s’est traduite par une
demande en divorce avant qu’elle ne retourne chez ses parents à Toulouse. »
Entre-temps, il avait revu Priscilla, à plusieurs reprises, dans
différents endroits et ils ont fini par se marier.
« Mais dis donc, Jacques, tu as quel
âge pour te comporter comme un gamin, toi ? Et elle, elle a quel âge pour te
faire briser ton ménage ? »
Elle a neuf ans de moins que Jacques. Une jolie « vraie » blonde,
paraît-il.
« C’est surtout une fille, que quand
je la touche, elle a des jouissances extraordinaires ! J’en ai épuisée
quelques-unes : J’ai donc de l’expérience ! Mais là, je t’assure, elle en est
prise de trémolos incontrôlables. Rien à voir avec ce que savait faire Sandrine
dont tu te demandais toujours si tu l’avais ou non emmenée au 7ème ciel
après coup. »
Un peu trivial, pense Paul, soupçonnant son frère de se vanter… comme
n’importe quel type qui se prend pour une « sexe-machine » incontournable !
Et il l’avait connue comment, Sandrine ?
À la fac de droit. « Sauf qu’elle se
destinait à la magistrature mais n’a réussi que le concours de commissaire de
police. Comme nous nous étions fiancés à Toulouse, chez ses parents dans leurs
vignobles, je lui ai demandé de choisir : Ou moi, ou sa carrière de flic. »
Trop dangereux à son goût. Alors elle est devenue « mère au foyer ».
Paul a besoin de comprendre d’où viennent les menaces de mort qui pèse sur
son frère : « Tu confirmes que Priscilla
n’a aucune raison de t’en vouloir, sur le plan conjugal ou personnel ? »
Non, tout au contraire : D’une rare fidélité qui l’étonne lui-même. « Même plus besoin de regarder une autre femme
! Et depuis, tu sais, je n’ai plus qu’une envie, c’est de pouponner de nouveau
! Tu n’as pas de gamin : Tu verras, ça change la vie d’un homme ! Ça le
grandit, lui donne une autre dimension. Un objectif. »
Paul n’a pas encore franchi cette étape de l’âge adulte. Des gamins, il en
a peut-être, mais seulement peut-être, pour rester un grand ignorant sur leur
sujet. Quant à savoir si ça rend adulte, il en doute sur le moment, vu le
comportement libertin de son frère et de son propre aveu, en plus !
« Donc, a priori, ça ne vient pas de ton milieu familial, ni
de ton boulot d’avocat. Reste tes mandats électifs. »
À Strasbourg, il n’est qu’un eurodéputé parmi d’autres. Il tâche d’être
présent aux sessions et participe aux travaux de la commission sur la
bioéthique. Mais il ne fait que présider les réunions de ses collègues et
administrer les travaux commandés aux différents experts ou groupes de
pression.
« Ce n’est pas très intéressant. La
plupart du temps, on tire des plans sur la comète. Des « opposants » pensent
que nous sommes à la veille de catastrophes bioéthiques, genre eugénisme
appliqué, élimination des fœtus génétiquement « incorrects » etc.
Les praticiens et chercheurs réclament
plus de liberté dans la poursuite de leur travaux, car ils sont très loin
d’atteindre les performances qu’on leur attribue.
Si ça t’intéresse, tout est rassemblé
sur un DVD dans le tiroir du haut à droite de mon bureau à l’Assemblée. Mais
très franchement, j’aurai préféré travailler sur les OGM : Là au moins, c’est «
politiquement plus bandant » ! »
Le seul intérêt de sa disparition, c’est que le suivant sur la liste,
jusque-là non élu, deviendra eurodéputé à sa place… Mais pas nécessairement
avec les mêmes responsabilités. « Un
heureux de plus qui touchera mes indemnités dès le début du mois prochain ! »
Quant à la mairie de sa commune du Vexin, le Conseil municipal devra se
réunir pour élire son successeur. Une petite commune tranquille, à petit
budget, sans grand débat politique.
« Et pour les payes des
fonctionnaires locaux ? » demande Paul.
Le secrétaire général de Mairie a la signature pour les affaires
courantes. « Et comme c’est un homme
honnête, loyal et prudent, il fera le nécessaire dès la nouvelle de ma
disparition. »
Donc rien qui ne justifie ces menaces de mort que Jacques n’aurait pas
pris au sérieux sinon les deux dernières.
Paul note dans sa tête les indications données par Jacques.
Et cette histoire de dossier de Papa…
Avant de le coucher dans la chambre d’ami, ils s’étreignent. « Merci petit frère ! J’espère que je pourrai
te rendre la pareille un jour ou l’autre ».
Paul n’en demande pas tant…
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