Où il est question de votre avenir
Intitulé : « Après l’homme réparé, l’homme augmenté ? »
Intitulé : « Après l’homme réparé, l’homme augmenté ? »
Le transhumanisme soutient que la nature humaine peut
et doit être remodelée par la technologie. Les avancées de la science rendent
possible cette prédiction. Mais quel monde cette lame de fond prépare-t-elle ?
Débat entre le futurologue Laurent Alexandre et le
paléoanthropologue Pascal Picq.
« Êtes-vous
l’un et l’autre d’accord pour dire, comme le soutiennent les transhumanistes,
que l’humanité est aujourd’hui à un moment charnière de sa longue histoire ? »
Laurent
Alexandre : Nous sommes
clairement en train de vivre un changement de civilisation. Chaque jour qui
passe donne un peu plus raison aux transhumanistes quant à leurs prévisions
technologiques, ce qui ne signifie pas que le monde qu’ils veulent construire
soit souhaitable.
Pascal
Picq : Ce qui me gêne le plus
dans le mouvement transhumaniste est ce postulat, que l’on qualifie parfois de
« solutionnisme », selon lequel
l’homme serait arrivé au terme de
son évolution « naturelle » (même si, dans
les faits, elle n’est plus complètement
naturelle depuis longtemps) et que l’évolution
technologique aurait entièrement pris le relais. La technologie ne sonne pas la
fin de l’évolution darwinienne.
L.A. : Il n’y a plus de sélection
darwinienne au sens traditionnel du terme parce qu’il n’y a plus de
mortalité infantile, du moins dans le monde occidental. L’évolution
darwinienne traditionnelle suppose la mortalité infantile, qui fait que les
personnes porteuses de mauvais variants génétiques n’arrivent pas à l’âge de la
puberté et de la reproduction, ce qui a quasiment disparu du monde occidental.
P. P. : Oui. Mais
plutôt que la vision naïve des solutionnistes, je crois qu’il faut réfléchir en
termes de coévolution. Toute espèce vivante coévolue avec les espèces qui
l’environnent, ne serait-ce que les milliards de bactéries contenues dans
l’intestin. S’agissant de l’homme, un deuxième type de coévolution s’est ajouté
à celui-ci : celle avec
toutes les innovations à la base de l’agriculture,
comme l’élevage et la domestication. Aujourd’hui, grâce notamment
aux progrès de la médecine, nous
sommes en train d’entrer dans une troisième coévolution, cette fois-ci
avec des dispositifs techniques complexes tant à l’intérieur qu’à l’extérieur
du corps.
L.A. : Pour la première
fois dans l’histoire de l’humanité, nous sommes capables de changer notre
nature biologique et génétique par la technologie. Jusqu’à présent, c’étaient
les événements extérieurs qui sélectionnaient certains variants génétiques par
le biais de la mortalité infantile. Cette sélection-là aujourd’hui s’est
beaucoup réduite et, parallèlement, nous avons désormais les moyens
technologiques de changer notre génome. Je signale qu’une pétition a d’ailleurs
été lancée le mois dernier par des spécialistes de la génétique, disant qu’il
faut faire un moratoire sur les modifications génétiques germinales,
c’est-à-dire celles qui touchent la lignée, qui se transmettent d’une
génération à l’autre. Est-il licite de faire des modifications génétiques sur
l’homme qui se transmettent de génération en génération ? Cette question
commence à faire débat.
« Que
pensez-vous de l’acceptation ou de la non-acceptation sociale des thèses
transhumanistes ? »
L. A. : Ce qu’on peut
observer, c’est que, jusqu’à présent, les
transhumanistes ont gagné sans livrer bataille, sans même que l’opinion
connaisse l’existence de ce mouvement ou de ce terme. Il n’y a pas d’exemple,
en médecine, d’innovations technologiques qui aient été refusées par la société
au nom de valeurs humanistes. Le cœur artificiel Carmat recueille 100 % d’opinions
favorables. Or remplacer un cœur naturel défaillant par
un cœur artificiel est un acte transhumaniste fort. C’est mettre le
doigt dans un engrenage qui aboutit à l’homme cyborg.
Il n’y a pas, dans la société, de réflexion
sur ce toboggan dans lequel nous nous sommes engagés pour moins souffrir et
moins mourir.
P. P. : Pour ma
part, je voudrais juste faire remarquer que les opposants au transhumanisme,
que l’on regroupe sous l’appellation générique de « bio-conservateurs », partagent la
vision que la nature est bien faite. Or c’est d’une grande naïveté. Dire : « il ne faut
pas changer l’homme » est une absurdité, car l’homme a
toujours changé.
« Croyez-vous
que le débat politique va de plus en plus se polariser autour des questions
transhumanistes, au point d’abolir les clivages traditionnels ? »
L. A. : C’est déjà
le cas. À l’extrême gauche, quelqu’un comme José Bové est beaucoup plus
conservateur en matière biologique que Ludovine de La Rochère, présidente de la
Manif pour tous. Il est opposé à la fécondation in vitro chez les homosexuels
comme chez les hétérosexuels et il est opposé aux thérapies géniques pour les
malades. Il pense donc que les couples stériles doivent rester stériles et que
les myopathes doivent rester myopathes, au nom d’une non-utilisation de la
technologie. En cela, il est encore plus bio-conservateur que les gens
traditionnellement très à droite.
P. P. : Le
problème, s’agissant de gens comme José Bové est l’héritage d’une certaine
gauche qui entretient une vision de la nature très naïve, rousseauiste. Mais
j’en reviens au consensus autour du cœur artificiel. Il s’explique selon moi
par le fait que ce n’est rien d’autre qu’une prothèse, c’est-à-dire quelque
chose que l’homme utilise depuis des siècles. Devant le cœur artificiel, devant
les électrodes cérébrales qui permettent de supprimer les symptômes de la
maladie de Parkinson, tout le monde ne peut que s’émerveiller. Mais la question
qui se pose est : est-ce que ces innovations technologiques coûteuses vont
pouvoir bénéficier à tout le monde ?
L. A. : La réponse
est oui. Ces innovations vont voir leur coût s’effondrer. Je rappelle que le
coût du séquençage ADN a été divisé par 3 millions en dix ans. D’ici une
dizaine d’années, tous les Français pourront avoir leur ADN séquencé. La
caractéristique générale des technologies NBIC (nanotechnologies,
biotechnologies, informatique et cognitique, NDLR) est que leur coût s’effondre
tandis que leur puissance se démultiplie au rythme exponentiel de la loi de
Moore. La question clef n’est donc pas tant celle de l’accès ou non à ces
technologies que : jusqu’où acceptera-t-on de laisser les NBIC transformer notre
corps afin de moins souffrir, moins vieillir, moins mourir ? Cette question
philosophique n’a pas été posée aujourd’hui.
Ces technologies ouvrent-elles la voie à la sélection
génétique des bébés ? Nous
conduisent-elles tout droit au monde décrit dans le
film d’Andrew Niccol « Bienvenue à Gattaca » ?
L. A. : La sélection génétique des bébés, on y est déjà. Vingt-neuf
trisomiques dépistés sur trente sont avortés en France.
Cela montre que la puissance publique a déjà engagé un grand
programme eugéniste. Ce n’est pas un eugénisme d’État obligatoire
comme sous le IIIème Reich, mais un eugénisme libéral, que les
parents peuvent refuser. Le fait nouveau, c’est qu’alors que la technologie ne
permettait jusqu’à présent de repérer que la trisomie 21 et quelques rares
autres pathologies, et ce en milieu de grossesse, la puissance informatique
dont nous disposons désormais permet de lire la totalité des 3 milliards de
bases ADN du bébé par simple prise de sang de la maman, sans amniocentèse, en
tout début de grossesse, c’est-à-dire à un moment où l’avortement est
totalement libre. Toutes les conditions sont réunies pour nous placer sur un
toboggan eugéniste. Et l’étape d’après sera de sélectionner les variants
génétiques favorisant un QI élevé, que les Chinois sont en train d’identifier
dans le cadre de leur programme de séquençage des surdoués. Demain les Chinois
fabriqueront plusieurs embryons et choisiront celui qui a la meilleure
espérance de QI élevé.
P. P. : Le développement d’un individu et
de son intelligence dépend aussi beaucoup de son environnement. C’est le
résultat d’une coconstruction entre le génome et l’environnement. Si on insiste
trop sur l’aspect génétique, comme le faisait le fondateur de l’eugénisme et
cousin de Charles Darwin Francis Galton, on risque d’oublier quantité d’autres
facteurs importants, comme l’hygiène de vie, la qualité de l’éducation, etc.
Les nouvelles technologies NBIC n’ont de sens que si elles s’accompagnent d’un
projet de société.
« Sur
l’eugénisme, la réflexion n’a pas commencé. En revanche, sur les dangers de
l’intelligence artificielle, le débat fait rage… »
L. A. : C’est exact.
Bill Gates dit à qui veut l’entendre qu’il ne comprend
pas que les gens n’aient pas peur de l’intelligence
artificielle. Et le fondateur de SpaceX, Elon Musk, expliquait encore tout
récemment que, si nous n’y prenons pas garde, nous, les humains, deviendrons
les labradors des machines intelligentes ; seuls les plus gentils d’entre nous
seront nourris. Mais, à part ces exceptions, les gens sous-estiment le risque
de voir émerger une intelligence artificielle forte, dotée de conscience, au
XXIème siècle.
P. P. : Ce risque, c’est ce que j’appelle le
syndrome de la « Planète des singes », qu’il nous faut éviter à tout prix.
Dans le roman de Pierre Boulle, une femme humaine dit ceci : « Tout allait
bien sur la planète Soror. Nous avions des machines pour faire les tâches les plus
simples et, pour les autres, nous avions dressé des grands
singes. Et pendant ce temps, nous avons cessé d’être actifs
physiquement et intellectuellement, même les livres enfantins ne nous
intéressaient plus. Et, pendant ce temps, ils nous observaient. » Si nous déléguons aux
machines les traits cognitifs et physiques qui font de nous des hommes, nous
deviendrons des esclaves de ces machines.
L. A. : Au-delà de ce début de prise
de conscience du risque que fait courir l’intelligence
artificielle, le grand chantier philosophique qui s’ouvre à nous est
celui du sens de la vie humaine étant donné cette capacité nouvelle de l’homme à bricoler avec
le vivant. Le grand danger est que cela nous fasse sombrer dans le nihilisme.
D’autant que l’espérance de vie va continuer d’augmenter, dans les décennies et
les siècles qui viennent. La prédiction des experts de Google selon laquelle
l’espérance de vie passera assez rapidement à 500 ans va selon moi se réaliser,
même s’il existe une vraie barrière biologique autour de l’âge de 125 ans,
qu’aucun humain n’a encore jamais dépassé. Casser ce seuil ne pourra se faire
qu’au prix de manipulations génétiques extrêmement lourdes, qui constitueront
un changement d’humanité – ce que le théoricien du transhumanisme Ray Kurzweil
appelle l’« humanité 2.0 ». Veut-on
vraiment créer une humanité 2.0 pour ne
plus mourir avant l’âge de 125 ans ? C’est un débat philosophique
lourd qui n’a pas commencé.
P.P. :
Entièrement d’accord pour dire que le franchissement de la barrière des 125 ans
constituerait un profond changement de civilisation. Les gens oublient que cela
ne fait pas si longtemps, au regard de l’histoire de l’humanité, que les
petits-enfants connaissent leur grands-parents. Mais avec l’allongement de
l’espérance de vie, ce sont non pas trois mais quatre, cinq, six générations
qui vont devoir cohabiter !
« Pensez-vous
que nos élites politiques aient conscience de tous ces enjeux ? »
L. A. : Absolument
pas. Elles sont, du moins en France, complétement larguées sur le plan
technologique. Et du coup elles n’ont pas commencé à réfléchir, à quelques
exceptions près, au monde qui vient.
P. P. : Et cela vaut
même pour une question aussi rebattue que celle de l’emploi. Il ne fait aucun
doute qu’une grande majorité de nos emplois actuels va être radicalement
transformée par la robotique et l’intelligence artificielle. C’est une
modification radicale du monde de travail qui nous attend.
« Les
robots vont-ils prendre la place des hommes sur le marché du travail ? »
P. P. : Inévitablement.
Les emplois les plus qualifiés sont à court terme
les plus menacés, conformément au
paradoxe de Moravec. Ce paradoxe, qui porte le nom du chercheur en intelligence
artificielle Hans Moravec, dit qu’il est plus facile pour les machines de faire
des tâches que nous qualifierions de complexes, qui impliquent un raisonnement
de haut niveau, que des tâches simples, qui font appel aux aptitudes
sensorimotrices humaines.
L. A. :
Effectivement. Les machines battent depuis longtemps les grands maîtres aux échecs, mais
ont toujours des difficultés à faire une chambre d’hôtel, par
exemple. Mais on estime que, d’ici à 2030, elles seront capables de faire les chambres
d’hôtel mieux et plus vite que nos femmes de ménage d’aujourd’hui.
P. P. : Par rapport à ces enjeux,
les politiques nous proposent des solutions qui sont déjà caduques.
Maintenant que l’on se rend compte que le plein-emploi ne reviendra
jamais, est-ce que notre modèle de société fondé sur la sociabilisation par le
travail est toujours le bon ? Il n’a pas toujours été le modèle dominant
dans l’histoire humaine. Il est même très récent. Du temps
des anciens Grecs et Romains, le travail était le lot des esclaves et les
hommes libres cultivaient l’« otium », le loisir. Quelles seront les formes de
sociabilisation de demain, quand les machines feront quasiment tout le travail ?
« Face au
transhumanisme, la puissance publique est donc totalement dépassée… »
L.A. : Comment
pourrait-il en être autrement ? Ces évolutions technologiques sont tellement
rapides, l’impensable arrive tellement vite, que la réflexion politique est
condamnée à courir derrière. Le pari de Google sur l’immortalité remonte à deux
ans, tout comme les premières réalisations significatives sur le plan de
l’intelligence artificielle, comme la Google Car ou le robot médecin Watson.
Idem pour la possibilité de modifier le génome humain ou la démocratisation du
séquençage d’ADN. En réalité, le décollage des NBIC, c’est maintenant. Il n’est
pas anormal que la société civile et les politiques n’aient pas vu arriver le
tsunami, qui n’était encore qu’une minuscule vaguelette il y a deux ans.
P. P. : Les gens
s’emparent des innovations par commodité ou facilité sans penser qu’elles vont
impacter le monde du travail ou d’autres aspects de leur vie au cœur de la
société. C’est étonnant.
L. A. : Pas tant
que cela ! La vague Internet s’est déployée sur deux décennies, d’abord sur le
fixe puis sur le mobile : on a pu gérer. Avec les NBIC, nous sommes confrontés
à des changements beaucoup plus rapides et par ailleurs plus fondamentaux parce
que touchant à la biologie, à notre rapport au cerveau (avec l’intelligence
artificielle), à notre rapport au travail (avec la robotique), etc. Nous ne
sommes pas formatés pour gérer un ensemble de tsunamis technologiques aussi
rapprochés.
Propos recueillis par Benoît Georges, Les Échos.
Passionnant,
n’est-ce pas ?
Au
moins, vous ne pourrez plus dire qu’on ne vous avait pas prévenus…
Bonne fin de week-end à toutes et à tous.
Demain on revient avec un chapitre de « Au nom du
père ».
Il y en aura d’autres pendant la semaine suivante :
Je décampe en mer Adriatique pour un bout de la semaine « raccourcie »
qui se prépare.
I3
Cela promet !...
RépondreSupprimerDéjà que nous ne sommes même pas capables de nous rebeller contre un dirigeant mafieux qui dérobe des milliards d’argent publics !...
Alors lutter efficacement contre toutes les dérives totalitaires qui peuvent surgir avec le développement des nouvelles technologies…
Le pire est vraiment à craindre…
J’ai repris ce texte sur :
http://euroclippers.typepad.fr/alerte_ethique/2015/04/quel-totalitarisme-nos-dirigeants-nous-pr%C3%A9parent-ils.html
... Eh oui !
SupprimerEt dans un large débat démocratique, d'ailleurs.
Mais peut-on réellement ralentir "ce" progrès-là ?
Nous serons tous avides des perspectives qui se dessinent, finalement.
Bonne journée à vous !
I-Cube
Un progrès où nous pourrons trouver le "meilleur", mais aussi le "pire" si nous n'y prenons garde !...
SupprimerL'éternel dilemme du progrès technologique et même du mariage...
Bonne journée !...
Tiens ? Oui le mariage aussi...
SupprimerMais le pire n'est jamais certain.
Quant au meilleur, il nous échappe presque à coup sûr.
Bonne soirée à vous !
I-Cube