Douzième épisode.
Peu avant le lever du soleil rouge, la
brune à forte poitrine, toujours dans un état de somnolence apparent, Pierre
sort de son appartement, maillot de bain enfilé sous un jogging, serviette
éponge sur les épaules.
Pery est dans la même tenue. Et sans un
mot, ils partent vers le « petit bassin ».
Sauf qu'à un moment, Pery pousse Pierre
dans une coursive, tourne rapidement à gauche au premier carrefour et ouvre une
porte donnant sur un intérieur baroque, presque aussi grand que l'appartement
de Pierre, sauf qu'il était encombré d'une multitude d'instruments de mesure
divers, de machines folles rangées ici ou là, les unes éteintes, d'autres
fumantes ou ronronnantes : la caverne d'un mage ou d'un docteur scientifus
débordé !
Un homme maigre, ce qui le
vieillissait, à la barbe fleurie, ce qui le vieillissait encore plus, habillé
d'une toge bleue s'avance vers eux, le sourire aux lèvres.
- « Roman Padalovski !
- Pierre Lierreux. Enchanté. Je ne vous
présente pas Pery Bear-Carlson ?
- On se connaît. Un garçon très
intéressant. Mais qui va devoir nous quitter. Vous pouvez attendre notre ami à
la piscine ? » questionna-t-il à l'adresse de Pery.
- « Naturellement. À tout à l'heure. Ne
faites pas de bêtises en mon absence. » Et il sortit.
- « Il paraît que vous avez plein de
choses à m'expliquer. J'espère que je ne vous dérange pas dans vos activités ?
- Je vous attendais. Car mon garçon »,
commence l'homme sans âge, « vous êtes vraisemblablement mon cas d'étude le
plus intéressant depuis fort longtemps, ici.
- Intéressant ?
- Oui ! Je passe ici quelques jours
heureux depuis fort longtemps et après avoir abusé des riches propositions de
ce lieu, je me consacre aussi à l'étude de notre environnement astronomique
immédiat et à la détection des humains qui passent par ici. Une lubie, un
passe-temps, tout au plus !
- Où sommes-nous ?
- Vous voulez dire dans le cosmos ?
Aucune idée. Ailleurs, tout au plus, peut-on préciser. Je vous avoue que j'ai
surtout la secrète ambition de pouvoir, un jour, lancer un message de détresse
à quelques vaisseaux spatiaux qui passeraient dans les parages, histoire de
signaler notre présence.
Mais tout ce que je vois, c'est qu'une partie de cette
galaxie s'éteint progressivement, petit à petit, sans aucune raison apparente.
- S'éteint ?
- Oui ! S'éteint. Des étoiles qui
étaient là hier soir ne sont plus là ce soir. Pas de super novæ pour autant,
pas de trace de cataclysme sidéral et cosmique, rien qu'un éteignoir qui gagne
du terrain, jour après jour. Inexplicable. C'est discret, et ça passe encore
inaperçu à l'œil nu. Mais c'est sûr, il en disparaît de façon inexplicable.
- Bien. Et à part ça ? Je croyais que
vous me deviez m'aider à sortir d'ici ?
- Si je le pouvais moi-même, je ne
serai déjà plus là, figurez-vous ! Asseyez-vous. Pour tout vous dire, si je
suis humain, je viens d'une autre planète que la Terre, devenue planète
mythique pour mon époque. Car j'appartiens à votre futur très lointain, un peu
comme presque tous les autres ici. Non pas que je sois le premier venu sur
cette embarcation, mais comme vous le verrez peut-être, les autres ont disparu,
tout autant comme par magie. Non pas qu'ils aient réussi à s'échapper. Je crois
qu'il n'y a que vous qui vous échapperez d'ici, pour revenir à votre époque et
Pery, mais sans qu'on sache ce qu'il devient.
D'ailleurs, vous décrivez très bien,
enfin votre biographe originelle, cet épisode de votre vie. Avec un message : «
Pas les Krabitz ».
- Les Krabitz ?
- Ce sont eux, qui semblent nous
côtoyer, partager notre mini univers, mais que nous ne voyons pas encore.
- Les cyborgs qui nous entourent,
peut-être ?
- Non, ils n'ont pas d'âme. Les krabitz
en ont une. Et vivent sans doute comme nous, dans un autre « paradise », pas
très loin. Un jour prochain, très prochain apparemment, les cyborgs vont
devenir inertes. Je n'y croyais pas, mais votre biographe est formelle. Et les
discussions avec Pery et votre arrivée confirment que tout cela est bien réel.
Une boucle du temps va se refermer avec votre départ...
- Qu'est-ce que ces boucles du temps ?
- Le paradoxe temporel dans lequel nous
sommes enfermés.
- Bon expliquez dans l'ordre, parce que
là, j'ai beau être à jeun, j'ai quand même un peu de mal, à imaginer me pincer
pour me réveiller.
- Je vous comprends... Par quoi
commencer ? » réfléchit le « vieillard » à la voix éraillée. « Disons que la
science en progrès, de votre temps, va faire des bonds extraordinaires. Il y a
d'abord la théorie des quantas... Vous connaissez au moins ?
- Pas intimement, mais j'ai déjà
entendu en parler !
- Celle de la relativité générale et
puis celle du Tout ?
- À mon époque, on en était encore à
vérifier avec de vives bagarres entre les tenants des cordes et ceux des
boucles, la théorie standard ou je ne sais plus quoi du même genre.
- Ça finira par aboutir, ne vous en
faites pas.
- Vos laboratoires vont y travailler,
sur la face cachée de la Lune, votre satellite naturel...
- Mes laboratoires ? Je suis avocat,
Monsieur, pas physicien. Et pourquoi sur la Lune, et justement sur la face
cachée ?
- Le droit mène à tout... à condition
d'en sortir ! Sur la face cachée, je l'ignore. Mais c'est ainsi. Ne me coupez
pas inopinément, s'il vous plait. Nous pourrions ne pas en terminer. Donc je
disais que les laboratoires de « Space Fondation » travaillent sur les
fondements de la matière et les exploitations qu'on peut en faire. Il leur
faudra des années et des années pour parvenir à synthétiser et utiliser du
neutronium.
- Du neutronium ? Rien que ça ! Et...
c'est quoi au juste ?
- Un agglomérat de neutrons dont sont
constituées les étoiles trop petites, en fin de vie, pour ne pas pouvoir créer
un trou noir. C'est de la matière neutre, mais hyper hyperdense. Le neutronium a
la particularité d'être ductile et d'absorber toutes les énergies, pour les
restituer sous forme d'ondes de basses fréquences. Et inversement. Neutre
électriquement, inerte chimiquement même, c'est un excellent bouclier pour
toute forme d'agression naturelle de l'espace. Il arrive même à confiner la
radioactivité intense d'un autre matériau que sont les macromolécules de
technétium. Celles-ci assemblées en macro nanoréseaux, fournissent
l'otechmégatium qui équipe tous les vaisseaux spatiaux pour sa très grande
résistance mécanique. Bien supérieure aux monocristaux de carbone qui sortent
des laboratoires de la fin du XXième siècle. 27 fois plus pour être exact !
- Bon ! Et alors ?
- Une seconde : vous allez comprendre.
Il faut quelques temps encore avant d'arriver à « spiner » le neutronium.
- Spiner ?
- Toutes les particules, atomiques et
subatomiques ont un spin. Un axe de rotation sur elles-mêmes. Un peu comme la
lumière peut être polarisée. Vous voyez ce dont je veux parler ?
- La polarisation de la lumière, oui.
La lumière cohérente d'un laser aussi. Mais le « spin »...
- On peut donc spiner les neutrons d'un
agglomérat de neutronium selon deux modes. Le premier les met tous dans le même
sens, parallèle à un axe unique et dans le second, ils sont tous divergents, à
partir d'un même point central.
- Tant mieux !
- Mais cessez de m'interrompre. Tout
l'intérêt c'est que ces mises en phase modifient le continuum espace-temps. Le
premier suspend l'écoulement du temps à l'intérieur d'une cavité refermée sur
elle-même et recouverte de neutronium, alors que le second suspend l'écoulement
du temps tout autour. Ce qui sera l'une des confirmations les plus
spectaculaires de la « théorie du Tout » sur le modèle E8 de Lie.
- Comment ça ?
- Suspendre le temps ! Vous n'imaginez
pas ce que cela veut dire !
- Dormir ? Mourir ? »
Un haussement d'épaule ! Pour toute
appréciation.
- « On rentre ? Je ne voudrai que vous
attrapiez froid. »
Nous sommes donc rentrés pour nous
installer dans le salon.
Ch. Caré-Lebel
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