Troisième épisode.
J'ai eu droit aux honneurs de la
propriété en en faisant un petit tour rapide.
Une magnifique maison aux murs ocres,
discrète, entourée de végétation éparse, construite à flanc de montagne sous le
sémaphore, orientée au sud-ouest. « Face au vent dominant, le Libecciu » me
précise-t-il.
Mobilier agréable, stylé sans être
ostentatoire, mélangeant avec goût bois et métal, verre et pierre polie,
modernité et quelques antiquités ainsi mieux mises en valeur. De grandes baies
vitrées donnent sur la mer et des murs tapissés d'écrans plats géants donnent
au décor une idée paisible et harmonieuse des lieux.
Plus loin, un buste, notamment, un
bronze qui devait être bien moins ancien que le reste des objets d'art et de
décoration, d'un homme nu, athlétique, semblant dormir sur le dos un bras sous
la tête, l'autre lui cachant partiellement le visage.
- « C'est l'œuvre d'une de mes fans,
que vous admirez là ! Elle était très amoureuse et n'a pas lésiné à me
restituer encore mieux que nature. Rassurez-vous, c'était il y a longtemps.
- Mais vous êtes loin d'être déjà
repoussant, je vous rassure à mon tour.
- Jeune fille, si j'avais eu 20 ans de
moins, j'aurai pris ce compliment comme une avance » dit-il avec sa voix qui
faisait des « choses » au fond d'un peu partout. « Mais aujourd'hui je suis au
crépuscule de ma vie. Et je ne vous ai pas fait venir pour vous réjouir, mais
pour travailler.
- Sur quel sujet ? Je ne suis que
pigiste dans mon grand journal...
- Pigiste ? » Et il rit. « Je sais cela!
- Et la rédaction de mon journal a de
grands talents qui auraient trouvé vraiment très passionnant que de venir vous
interviewer ! J'en connais qui se seraient damnés pour être à ma place, alors
que moi je ne sais même pas qui vous êtes, ni qui vous avez pu être et encore
moins quelles questions vous poser !
- Oui, peut-être. Mais c'est vous qui
allez faire ce travail. D'ailleurs j'ai bien aimé vos premiers papiers. »
De quoi veut-il parler ? De mes «
chiens écrasés ». Je ne m'en souvenais même plus ! Qu'avaient-ils de si
important pour qu'il ait décidé de me faire venir une décennie plus tard dans
son antre ?
Nous nous sommes assis dans le grand
salon, donnant d'un côté sur le hall d'entrée, tout de pierres sciées ayant
reçu un vernis de cristallisation du meilleur effet, et de l'autre sur un
bassin qui devait servir de piscine aux beaux jours, perchée entre ciel et mer.
Et encore plus loin en contrebas, les milliers de scintillements des reflets du
soleil sur la mer.
J'avoue que malgré le voyage qui
m'avait quel que peu bouleversé l'appétence et juste après avoir sorti mon
pod[1], l'odeur des madeleines tièdes et du café chaud que nous servait une
autre « assistante », brune et toute menue de grâce, m'ouvrit l'appétit. Et
j'ai commencé à dévorer sans m'en rendre compte, tout en écoutant l'exposé qui
a suivi.
À tel point que mon hôte n'en eu même
pas les miettes.
« Je vais vous emmener dans une
expérience aberrante. À la limite de la folie pour un cerveau contemporain.
Pour ma part, je m'y suis habitué.
D'abord parce que quand j'ai découvert
ce que je vais vous montrer, c'était en fait mon avant-dernière expérience
personnelle des paradoxes temporels. »
Des quoi, ai-je failli interrompre ?
Mais j'avais la bouche pleine !
« Je ne sais par quoi commencer,
tellement j'ai à dire. Mais prenons le dans l'ordre dans lequel vous l'avez
retranscrit.
Je suis un vieillard aux mille vies.
Enfin pas tant que ça, mais on en fera le tour dans les semaines prochaines. Et
puis vous puiserez dans mes archives qui vous sont désormais ouvertes » me
dit-il en me tendant ce qui devait être un disque dur amovible « pour rapporter
ce que vous entendrez bien vouloir rapporter. Car vous êtes ma biographe à
partir de ce jour, selon le tarif que vous voudrez bien me fixer.
En plus de garder votre poste
d'attachée permanente de rédaction dans votre journal, naturellement. »
Et comme pour devancer ma question, il
reprit alors que j'essuyai mes lèvres en finissant de ranger dans mon sac de «
routeur » le disque amovible.
« Pourquoi vous ? La raison m'est
inconnue, mais il n'y a que vous pour cela. Je vais vous montrer comment. »
Il prend en main une télécommande posée
sur la table basse en verre, fait pivoter légèrement nos fauteuils pour faire
face à l'un des murs d'où l'écran à plasma géant, qui couvrait une grande
partie du panneau intégré, fit s'évanouir un paysage magnifique pour une page
d'accueil d'ordinateur.
« Voici le premier post, le « 1/21 »,
que vous écrivez. Il s'agit de votre ordre de mission d'hier. »
Et là, à ma grande surprise, mais alors
à ma très, très grande surprise, à en laisser tomber mon bout de madeleine dans
ma tasse de café, je reconnais les lignes que j'ai tracées hier soir et dans la
navette, tout à l'heure, mais dans sa version française.
Comment a-t-il pu avoir ça ?
« Vous allez être surprise ! Cet
article existe depuis août 2008 ! J'ai bien dit 2008, plus d'un siècle et non
pas plus tard. Vous parlez de moi, car c'est votre signature et votre style,
alors même que je n'étais même pas conçu. Ni vous non plus d'ailleurs. »
« Mais, mais... », balbutie-je
complètement effarée par une telle assertion monstrueuse.
« - Mais, mais... c'est comme ça !...
Août 2008, sur le blog[2] d'un dénommé Infreequentable. Vraisemblablement un
Calvais parisien, semble-t-il, d'une autre époque, qui passait du temps à
publier des articles sur les hommes politiques de son époque à compter de
décembre 2006. Sur une plateforme d'accès gratuite comme il en existait
quelques-unes dès 2004/2005.
Assez drôle parfois, d'un intérêt
limité, sinon par sa valeur historique. Ce type-là est resté inconnu toute sa
vie, caché par l'anonymat de son adresse courrielle et d'un code d'accès. Il a
eu pour seul « mérite » de créer, avec quelques amis qu'il ne cite pas, un
club, un « ordre », celui des tartuffes !
Ça, c'était intelligent et quelques-uns
aujourd'hui inconnu ou sans importance en ont pris pour leur grade. »
Avec le pointeur, il continue alors de
faire défiler les « posts » de ce mois d'août 2008 tout en continuant parler.
« L'histoire de ce blog est assez
curieuse » continue-t-il. « De faible audience au début, il a fini par générer
beaucoup de connexions, jusqu'à plusieurs centaines de milliers par an, pendant
quelques temps, avant de devenir inactif très longtemps pour avoir été censuré
par les autorités de l'époque.
La plateforme a elle-même disparu après
avoir changé plusieurs fois de main et de nom. Ce n'est que bien plus tard que
les archives électroniques ont été récupérées à l'occasion d'un énième rachat
par l'une de mes sociétés.
Et, il y a une vingtaine d'année à
peine, un de mes ingénieurs s'est mis à répertorier les dizaines de milliards
de pages publiées sur cette plateforme, pour finir, par hasard, grâce à un
robot informatique de sa spécialité, par retrouver le nom de Cortinco.
Or, Cortinco n'existe pas vraiment.
C'est le nom d'un de mes ancêtres, que j'ai repris pour entrer dans l'anonymat
quand le rythme de mes affaires devenait difficile à assumer. En fait, dès que
j'ai pu passer la main.
Vous pensez bien que j'ai, parmi mes
équipes, quelques fines intelligences, jusque dans le premier cercle de mes
amis fidèles.
Ce sont eux qui m'ont donné l'adresse
de ces pages qui avaient été remises en ligne au moment de notre rachat de ces
archives.
Étonnant, non ? Vous n'êtes pas née en
2008, pourtant vous parlez de moi qui ne suis encore pas conçu ! Et vous y
décrivez quoi ? Mon premier paradoxe temporel ! »
Là, il m'avait sciée, le « vieux beau »
!
Ch. Caré-Lebel
[1] NDA pour les lecteurs du début du
21ème siècle : écran tactile de la taille d'un livre de poche qui regroupe
plusieurs fonctions telles celles d'un visiophone, d'un PC, d'un GPS, d'un MP3,
d'un bloc-notes, d'un dictaphone, d'une caméra vidéo, etc. selon l'usage que
l'on en fait sur le moment.
[2] NDA pour les lecteurs du début du
21ème siècle : c'est l'ancêtre des « life-books » de l'époque de l'auteur de
ces lignes.
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