Treizième épisode.
Une fois installés, au salon il a
repris son récit.
- « C'est une découverte essentielle à
la conquête de l'espace par l'espèce humaine. Toutes les autres d'ailleurs. Car
en suspendant le temps autour d'un mobile, quelle que soit sa vitesse initiale,
il peut traverser instantanément tout l'univers, sans aucune autre dépense
d'énergie, autre que celle initialement nécessaire. Sauf accident de parcours,
bien sûr, comme la rencontre d'un solide plus massif que lui.
Parce que suspendre le temps à
l'intérieur d'un vaisseau, ça permet à son équipage de ne pas vieillir. Vous
comprenez ?
- Un peu... Mais comment on arrête le
processus, une fois qu'on est arrivé à bon port ?
- Des robots, hors du champ du
neutronium pilotent l'engin, déphasent, « déspinent » le revêtement. Pas plus
difficile.
Encore que quelques équipages aient été
perdus parce que leurs robots n'ont pas su faire leur travail à temps. Que des
trajectoires ont été mal appréciées et que des vaisseaux ont pu finir en
chaleur dans le cœur d'une étoile ou
dans un trou noir.
Plus vous allez loin, moins les
trajectoires sont fiables. C'est logique, puisque les cartes du ciel ne sont
dressées que par observation des astres à un moment donné. Or, la lumière met
du temps à parvenir à l'observateur chargé de dresser les cartes et les astres
en question et ont pu changer de place entre le moment où on les observe et le
moment où le trajet commence... et se termine.
- Vous êtes en train de me dire que
l'on peut aller plus vite que la lumière ?
- La lumière parcoure un peu moins de
300.000 km par seconde dans le vide. Mais parce que c'est une onde. Et une
vitesse, quelle qu'elle soit, c'est toujours une distance donnée dans un
intervalle de temps donné.
Or, le neutronium absorbe toutes les énergies,
y compris les ondes, pour les restituer sous forme de chaleur basse fréquence
sur l'autre face. Qu'on peut récupérer pour faire fonctionner les robots, dans
l'espace temporel entre deux couches spinées différemment, naturellement.
Par ailleurs, quand vous suspendez le
facteur temps, la distance parcourue importe peu : votre vitesse est forcément
infinie, puisque n'importe quelle dimension rapportée à zéro tant vers l'infini
!
- Ah bé oui ! Logique. Une autre
dimension de l'espace/temps !
- Pas vraiment, parce que le solide, le
vaisseau ne perd pas pour autant sa masse et sa réalité, même si elles sont
indétectables. La preuve, ses trajectoires dévient au fil des modifications
gravitationnelles qu'il rencontre sur sa route. D'où les pertes de vaisseaux,
même à des époques où les cartes interactives ont été des meilleures. Il a
fallu donc tracer des routes de l'espace sûres. Balisées, préenregistrées. Mais
c'est une autre histoire.
- Ok ! Admettons. Donc, nous-mêmes
sommes coincés dans un « ailleurs ». Même si je n'ai pas pour autant souvenir
que ma cabine ait pu être un vaisseau spatial « spiné » déguisé dans mon
building. Même si vous êtes en train de m'expliquer, de supposer que
techniquement, pour une civilisation avancée, y compris la mienne dans un futur
que j'ignore, ça reste possible. La preuve pourrait-on dire, puisque nous y
sommes !
- C'est exactement cela ! Une
civilisation inconnue, qui maîtrise les suspensions du temps nous a « captés »,
« raptés », kidnappés pour nous réunir ici, dans un ailleurs, à une époque
indéterminée.
- Qui est à la fois mon futur, le
votre, mais tout autant celui de tout le monde ici ? Comment faire le chemin
inverse. Et d'abord pourquoi nous, et pourquoi ici ?
- Pourquoi notre futur ? Pourquoi pas
un passé antérieur et perdu ? Vous posez trop de questions à la fois, même si
vous comprenez vite. C'est une question de géométrie non euclidienne.
- Ah ?
- Mettons que notre temps, le petit
bout de votre vie, celui de vos voisins ici, démarre en des époques et des
lieux différents, nous nous retrouvons effectivement dans un lieu unique en une
époque unique. Peut-être passée, peut-être avenir à chacun d'entre nous. Donc
on ne peut pas parler de « futur », même commun.
Par ailleurs, admettons que les
contractions du temps et des distances puissent être abolies par une
technologie à venir, voire ancienne, après tout, notre univers a vécu 8
milliards d'années avant la naissance du système solaire originaire de notre
humanité et qu'il en a fallu encore presque 4 milliards complets pour voire
l'apparition de l'homme sur sa terre d'origine.
Il a pu y en avoir tout autant bien
ailleurs, bien avant, comme il y en aura encore beaucoup après notre ère
sidérale, avant que l'Univers ne s'éteigne, comme il est en train de le faire sous
les objectifs de mes lunettes d'observation.
- Peut-être sommes-nous dans un univers
parallèle ?
- Nous n'en saurons jamais rien, mon
vieux ! Tout ce que l'on peut imaginer, c'est que si nous réduisons toutes nos
époques d'origine à une seule droite, allant du passé vers le futur, nous y
avons tous notre place. Rien ne nous dit qu'ici n'est pas une autre droite, sur
un autre plan, allant dans une autre direction. Même si elle va toujours du
passé vers le futur, mais qui n'est pas celui de notre civilisation. Ces deux
droites peuvent d'ailleurs ne jamais se recouper. Nous sommes vraiment «
ailleurs ». Hors de tout.
- C'est ce que je disais : un monde
parallèle.
- Je n'aime pas trop cette expression,
parce que deux parallèles ne se rejoignent jamais. Or là, nous en sommes la
preuve vivante, elles ont communiqué. Elles se sont croisées.
- D'accord ! C'est un peu comme si je
traçais une droite avec cette règle au bout de main, orientée comme ça... le
temps s'écoulant de ma droite vers ma gauche.
- Et que je traçais une autre droite
avec ce crayon orienté comme ça, vers le haut. Et que le sens de l'écoulement
du temps aille de bas en haut ou inversement. Comme deux aéroplanes qui se
croisent dans le ciel, mais qui ne se télescoperont jamais. Exactement ! Pourtant,
les avions communiquent par radio : ils sont dans le même monde. Voilà pourquoi
je n'aime pas l'expression de « monde parallèle » ! Elle est fausse, puisque
nous avons été de votre main pour passer dans la mienne.
Sachez que l'Univers n'est pas réductible
à un continuum linéaire : il est largement froissé ! Un peu comme une feuille
de papier qu'on aurait mis en boule.
- D'accord, admettons. Mais pourquoi
ici et pourquoi nous ?
- Jusque-là, je n'avais pas de réponse.
Et puis Pery est tombé sur vous. Il connaît votre avenir, dans ces grandes
lignes pour avoir étudié quantité de documents sur les origines de la « Space
Fondation » et moi, sans connaître votre avenir, je sais quand même comment les
choses se sont passées... dans mon passé lointain à moi, même si ça a plus le
caractère d'une légende que de l'Histoire.
- Ah ?
- Oui ! Un pont s'est formé, mais plus
qu'un pont, une boucle, va se refermer. Un aller et un retour. Un paradoxe
temporel puisque vous n'avez pas accompli ce qui pour Pery et moi existe, gravé
dans le bronze. Ce ne sera d'ailleurs pas le seul paradoxe. De retour chez
vous, vous prenez soin, au soir de votre vie de créer un deuxième paradoxe. Et celui-là
va en créer, ou en générer, je ne sais pas combien, mais au moins un troisième.
Avec votre message : « Pas les Krabitz ».
- C'est qui ça ?
- Je vous l'ai dit, je ne sais pas.
Absolument pas ! Aucune idée. On peut inventer plusieurs combinaisons, plusieurs
hypothèses. Et comme vous êtes un astucieux, j'imagine que c'est vous qui
créerez ce troisième paradoxe, qui ne peut qu'appartenir à mon futur à moi.
- Comment ça ?
- Si j'en avais eu la trace sous les
yeux, je l'aurai reconnu. Avec ce type de machine, qui s'apparente à un
ordinateur » qu'il désignait du doigt dans un coin, « on peut fouiller
toutes les archives numériques que l'on veut. Sauf qu'aucune ne répond à
l'avenir du demandeur. Je ne sais pas comment, mais si je demande quel sera le
président des nations unies en 3900, je n'aurai qu'un « Error message » qui va
s'afficher. Ce sera exactement le cas si je le fais devant vous pour une date
appartenant à mon histoire à moi, pour une date qui est votre avenir à vous.
Outre le problème de traduction ! Vous n'aurez pas l'information, tout comme
nous parlons chacun dans notre langue usuelle, mais l'autre comprend dans sa
langue personnelle...
Impeccable, sauf la singularité que
vous représentez. Celle d'avoir accès à des données propres à votre avenir, par
Pery interposé, qui par bonheur fait une thèse sur vous et j'imagine que vos
successeurs appliqueront à la lettre les consignes dans ce sens, un autre
paradoxe temporel à venir. Bref, normalement, vous n'auriez jamais dû vous
rencontrer ici au même moment.
- Effectivement ! Mais que sait-il de
moi ? De mon avenir ?
- Assez peu de choses, finalement. Mais
suffisamment pour vous décider, sur le tard je répète, à prendre la précaution
de refermer ce paradoxe temporel-là.
Vous savez, je crois qu'il n'est pas
bon pour un homme de connaître son destin et son avenir dans les détails. Déjà
dans les grandes lignes, mon pauvre, je ne sais pas comment vous allez faire,
mais alors dans les détails, je ne vous dis pas la marge de manœuvre de votre
libre arbitre qui serait réduit à néant. Il ne vaut mieux pas, car vous
pourriez en devenir fou à lier et il est probable que vous ne feriez pas ce que
vous avez fait.
- Qu'ai-je donc fait qu'il en a pâli,
l'autre fois ? »
Ch. Caré-Lebel
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