Septième épisode.
Qu'était-ce donc tout ce délire ?
« À T cinquante, un thésard de la Fondation,
historien chargé par son directeur de thèse de faire une histoire de la «
Fondation », fait des recherches sur les origines et les pères fondateurs.
Je ne vous raconte pas la teneur de ses
travaux, ni ceux de ses prédécesseurs : nous ouvririons une énième boucle de
paradoxe temporel dont nous ne savons pas quand elle se refermera, ni les
conséquences qu'elles pourraient générer sans qu'on ne les maîtrise.
Ces informations existent, dans le
détail, mais vous n'en retrouverez qu'une petite partie dans mes archives
personnelles. Le reste appartient à la « Fondation » et ne sera accessible qu'à
quelques individus, pas encore nés pour la plupart : elles pourraient être trop
mal exploitées.
Ce jeune homme, s'appelle Pery
Bear-Carlson.
On ne sait pas ce qu'il va devenir. Son
sort m'est en fait inconnu. Et pourtant, je l'ai côtoyé.
Nous y reviendrons, car pour le moment,
qu'il sache en lisant ces lignes, si elles lui sont rapportées, que je le
remercie infiniment, en mon nom personnel pour son amitié ; au nom de tous pour
son apport à la science, lui qui m'a dit avoir toujours eu du mal avec les
notions abstraites.
Il est seulement porteur de ses travaux
de recherche et retombe sur des synthèses du site d'Infreequentable, un peu par
hasard, me dit-il. Une vraie mine de renseignements sur une partie obscure, mal
étudiée à son époque, des tous premiers temps de « Fondation ».
Bref, il fournit un gros travail qui
aurait été impossible si vous ne publiez pas vos lignes rapportant notre
entrevue. »
Qu'est-ce que c'était encore que cette
histoire ? Le maître des céans, après m'avoir fait gober « son voyage » vers le
passé, me raconterait-il un « voyage vers le futur » ?
Plus fort que le « retour vers le futur
» ?
« Qu'il sache également que nous avons
beaucoup travaillé sur le bien-fondé de notre démarche de ce jour T zéro, en
comité de haute direction et stratégie. Nous avons longuement pesé le pour et
le contre. Nous avons traversé des phases de refus, des phases d'allégresse et
d'engouement, regrettant parfois de n'avoir pas « tout su » de notre avenir
collectif, regrettant que l'expérience des futurs ne nous guide pas plus,
redoutant alors mille travers toujours possibles, et pariant sur la grande
sagesse de nos successeurs qui sont restés silencieux.
Bref, nous avons pris la décision de ne
pas effacer les lignes de l'ignoble Infreequentable, mais de les laisser telles
que nous les avons découvertes, et telles qu'elles seront lues par ceux qui
feront ensuite les synthèses dont se servira Pery.
Nous ouvrons une « boucle temporelle »,
un nouveau paradoxe, en vous faisant, Madame Caré-Lebel, notre messager vers le
futur, pour mieux devenir mon messager de T moins dix. »
Je prends note, bois ces paroles. Où
vais-je ? Où erre-je ? Où cours-je ?
Quelles sont donc ces nouvelles
échéances ?
« Racontez-moi ! Que suis-je censé
faire ? Que s’est-il passé à T moins dix ? »
Patrick/Pierre Lierreux me regarde,
tourne la tête vers le ponant.
« Cette heure de la soirée débutante
est magnifique. Regardez donc la nuit qui avance, le soleil qui fuit vers
l'horizon, caché par les nuages. Pourtant je sais que nous verrons le rayon
vert, assez rare en cette saison, parce que vous l'avez retranscrit. Un court
instant de la journée, improbable ce soir parce que les nuages s'épaississent.
Sachez que j'en ai la gorge nouée. »
Il se retourne vers moi après que j'ai
partagé la vision du magnifique spectacle haut en couleurs que nous offrait la
nature.
« Je n'ai raconté cette histoire-là
qu'à quelques personnes. Pas plus que les doigts d'une seule main.
La première était un moine, Père
Francis, un père blanc, quelques mois après qu'elle me soit arrivée. Il m'a
écouté avec une grande attention. Je ne lui ai pas tout dit, juste l'essentiel.
Je me souviens parfaitement qu'il a
gardé un long silence avant de me demander si ce que je lui racontais était
vrai. J'ai naturellement répondu que oui, « me semble-t-il », ai-je précisé. Je
ne savais pas si j'étais fou, si j'avais rêvé, si... je ne sais pas, si tout
cela n'était pas seulement irréel.
Il m'a répondu que de deux choses
l'une, soit c'est vrai « et la vie va vous le confirmer tout au long de votre
parcours sur cette terre. Dans ce cas, je vous souhaite tout le réconfort et
l'aide de Dieu pour affronter votre destin. C'est une lourde tâche que de se
conformer à soi-même quand on sait de quoi son parcours sera fait, jusqu'à
savoir l'heure de son rappel auprès du Créateur.
Soit c'est un mirage de l'esprit et
Dieu a voulu vous éclairer sur ce que vous n'avez pas à faire. Dans tous les
cas, vous êtes un privilégié, mon fils. Dieu vous pardonnera mieux que moi de
l'avoir ainsi offensé. »
À l'époque, pour ne pas être vraiment
très croyant, même plutôt avoir la dent dure contre tous les prophètes de tous
les dieux en puissance sur cette planète, je n'avais pas tout compris.
À la lumière du parcours, Dieu était à
mes côtés dans les moments de doute : je ne sais pas si je dois le remercier,
mais c'est finalement assez rassurant !
Puis il se retourne vivement vers le
soleil couchant.
« Regardez ! Le rayon vert, là, tout de
suite ! »
Je ne savais pas que ça existait avec
une telle intensité. C'est la première fois que je vois ce phénomène pourtant
assez courant, paraît-il : Juste après que le dernier rayon du soleil, devenu
un astre plus gros que nature par effet de loupe des basses couches de
l'atmosphère, la lumière parvient quand même à traverser une fine épaisseur de
la mer et se teinte de vert, parce que l'eau est chargée de plancton !
Ça donne le « rayon vert » aussi fugace
que bien réel.
« Alors, allons-y » reprit-il .
« À T moins dix, je suis avocat
stagiaire apprécié par mes tuteurs, dans un cabinet de Chicago. Là aussi, nous
y reviendrons. Plus tard.
J'ai 25, 26 ans et le monde m'appartient
pour être déjà multimillionnaire en dollars, il n'en fallait que deux, logique,
et j'avais pris quelques distances avec le continent européen pour avoir déplu
à quelques hautes personnalités et autres maris jaloux. Je vous raconterais
cela une autre fois.
Bref, me voilà à rejoindre le Tribunal
fédéral depuis le 62ème ou le 64ème étage du building où étaient perchés nos
bureaux et descendre au deuxième sous-sol, là où était mon véhicule.
L'ascenseur s'arrête à plusieurs
reprises pour laisser entrer et descendre des voisins ou des visiteurs et file
au rez-de-jardin. Puis au rez-de-chaussée. Je me retrouve seul pour la fin de
son parcours, quelques secondes normalement.
Je le sens entamer sa descente douce.
Mais l'ascenseur ne s'arrête pas et, au contraire, poursuit sa descente et sa
chute à une allure s'accélérant jusqu'à me sembler vertigineuse.
6 niveaux, j'étais affolé : il n'y
avait rien en dessous et normalement j'aurai dû m'écraser avec la cabine au
dernier sous-sol depuis un moment, alors que j'étais ballotté d'un bord à
l'autre dans un vacarme de plus en plus épouvantable.
Officiellement, le frein de secours a
fini par se déclencher et j'aurai été retrouvé inconscient et désarticulé dans
les minutes qui ont suivi cet accident.
J'avoue qu'effectivement, à mon réveil,
je me sens « tout cassé de partout », allongé sur un lit d'hôpital, ne me
souvenant d'absolument plus rien. Mon nom et encore.
Au fil des jours, je reviens un peu à
moi-même et décide de rentrer sur le continent européen pour ma convalescence,
laissant mes ex-futurs associés se débrouiller avec mes dossiers et les
problèmes d'assurance et de responsabilité qui m'ont encore un peu plus
enrichi, et eux, bien mieux au passage.
Bref, ce n'est que par bribes, au fil
des semaines qui suivent, que je me rappelle d'une toute autre histoire, comme
dans un rêve, voire un long cauchemar.
Cette chute, c'est d'ailleurs encore le
thème favori de quelques rêves récurrents, qui immanquablement me réveillent en
pleine nuit, toujours en sueur !
À cette époque de ma vie, sentant ma
santé mentale chancelante après mes huit jours de coma, je note tout ce dont je
me souviens, avec de plus en plus de précision.
Dans mon esprit, il doit bien y avoir
une cohérence d'ensemble, qui d'ailleurs se précise à un tel point que je finis
par m'en ouvrir, comme je vous le dis, au père Francis, un ami de ma famille,
ici au couvent de Corbara. »
Ch. Caré-Lebel
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