Dixième épisode.
Dans les jours qui suivent, Pierre
devient des plus assidus à la salle d'échec, pas très loin de celle du billard,
à proximité de la salle de bowling.
Ce qu'il y avait d'affreux dans «
paradise », c'était qu'il n'était guère possible de rester inactif, sans être
accosté, tôt ou tard par une créature de rêve.
Même les hôtesses en uniforme ne sont
pas farouches, loin de là, même si elles n'accostent jamais en premier.
Un refus peut se comprendre. Deux ou
trois d'affilée, on vous laisse en paix quelques temps. C'est seulement dans la
salle des échecs où, du moment que vous jouez ou que vous observez une partie,
on pouvait vous laisser en paix un long moment.
Là et au « pub », totalement
britannique dans sa conception et son décor : les hommes y étaient entre eux et
vous étiez rapidement étiqueté « hétéro » après quelques refus polis, selon la
formule en usage dans ces lieux : « Vous n'êtes pas mon genre et j'ai tout ce
qu'il faut chez moi pour satisfaire à tous mes désirs » !
De longues soirées passent ainsi, sans
que Pierre ne rencontre ni Padalovski, ni le « sauteur de banque ».
Jusqu'à ce qu'un incident sans gravité
précipite un peu les choses. À l'occasion d'une partie de tennis, Pierre
trébuche et s'écorche au sol. La blessure n'est absolument pas grave. Il
s'essuie et va pour reprendre sa partie.
C'est alors que les majordomes l'en
empêchent pour le conduire derechef se faire soigner auprès d'une infirmière, «
bien » sous tous les rapports.
Quelques compresses après désinfection
et la cicatrisation s'est faite en un temps record, même pas le temps de poser
un pansement !
À la sortie de l'infirmerie, un jeune
homme inconnu à la tignasse blonde et en bataille attendait.
- « Bonjour. Je me nomme Pery
Bear-Carlson !
- Enchanté, mais nous n'avons pas été
présentés. Et vous n'êtes pas mon genre. J'ai tout ce qu'il faut chez moi pour
satisfaire à tous mes désirs !
- Très drôle, l'ami ! Il paraît que
vous cherchez Padalovski. Je veux juste lui parler de vous.
- C'est très aimable à vous. On m'a dit
le plus grand bien de lui.
- Venez prendre un verre. J'ai besoin
d'en savoir un peu plus sur vous !
- Comment cela ? Cet homme-là serait-il
donc ce qu'il y a de plus précieux dans ces murs qu'il faille décliner ses
quartiers de noblesse ?
- Ah, ah, ah ! Vraiment très drôle. Car
en plus c'est un peu vrai. C'est le plus ancien ici. Il a donc quelque
expérience quant à la vie à bord. Mais je peux tout autant vous renseigner : je
suis moi-même confiné ici depuis tant de temps que j'en ai fini ma thèse et je
commence à m'ennuyer ferme. Le sexe n'est pas tout dans la vie d'un homme.
- Vous savez sans doute ce que disait
une diva des temps anciens ?
- Euh, non, pas vraiment !
- L'amour c'est comme la soupe :
toujours trop chaud au début et toujours trop froid à la fin.
- Décidément très drôle !
- Ainsi vous êtes venu jusqu'ici pour
faire une thèse ? Ici ? Pour la soutenir devant quel jury ?
- C'est justement le problème ! Pour
cela, il faudrait parvenir à sortir d'ici. Or, même en vous jetant dans le
vide, vous n'y arriverez pas ! Vous vous retrouverez derrière cette porte, sous
psychotropes, bien attaché à un lit, dorloté par une armée d'infirmières aux
petits soins pour votre corps et votre mental !
- Ah bon ? Je n'ai pas encore essayé.
- Vous aurez remarqué qu'ici il n'y a
aucune violence, même pas une goutte de sang. Rien, pas une seule maladie, même
pas une toux sèche !
- Si ! Le mien.
- Oui, ça je sais! Sans ça je ne serai
pas là.
- Ah oui ! Seriez-vous un vampire ? »
Nouvel éclat de rire.
Entre temps, ils arrivent l'un et
l'autre à une table libre du « Café », suivis juste derrière par deux verres
remplis chacun d'une de leur boisson préférée aux couleurs bigarrées et au goût
sublime.
- « Soyons sérieux. Je vous explique !
» reprend Pery. « Si vous saignez, c'est que vous êtes un humain.
- Soyez en sûr !
- Nous ne sommes sûrs de rien ici. Tout
est si bizarre, étrange, si complètement parfait que vous aurez sans doute
remarqué que nous ne sommes pas sur Terre ni aucune autre planète terra-formée.
Pas même dans un vaisseau de la « Fondation » ou un croiseur de la « légion »
en vue.
- Qu'est-ce donc, la « fondation » et la
« légion » ?
- D'où venez-vous ?
- New-York, 2035. Enfin, depuis
quelques semaines, je ne sais plus.
- 2035 ? Vous ne pouvez pas connaître.
Ce n'est que vers 2050 qu'est créée la Fondation et au XXIIIième siècle qu'est
créée la légion.
- Donc je connaîtrais peut-être un jour
votre « fondation »... à condition de sortir d'ici et de vivre assez vieux pour
cela.
- Ça, je ne sais pas ! Jusque-là,
personne n'est jamais sorti d'ici, comme je vous le disais. Les plus anciens
disparaissent quand ils ont fini par être sexuellement épuisés. Mais on ne sait
pas où ils vont.
- Sexuellement épuisé ? Voilà qui
pourrait prendre quelques années en ce qui me concerne. En tout cas tant que je
reste ici... N'est-ce donc qu'un vaste bordel, ce lieu de perdition ?
- C'est sans doute sa raison d'être.
Mais je vous propose d'en savoir plus si vous me permettez de faire un
prélèvement de votre salive.
- Pour en faire quoi ?
- Tester votre ADN. Voyez-vous, toutes
ces créatures, tout autour de nous, n'ont pas d'ADN, sauf quelques « invités »,
comme vous et moi.
- Pas d'ADN ?
- Des cyborgs ! Nous sommes entourés de
cyborgs, imitant parfaitement les comportements humains, leurs aspects, jusque
dans les moindres détails, mais qui ne sont en fait que des machines bourrées
de tissus cyber-électroniques ! Des petites merveilles de technologie. Le tout
géré, on ne sait pas trop comment ni d'où. Vous-même pourriez en être un !
- Vous aussi alors !
- Moi aussi. Sauf qu'aucun n'aura d'ADN
dans sa salive, ni dans aucune sécrétion qu'on rencontre habituellement chez
nous. C'est ce qui fait que ce sont des machines, même salivante. Alors que si
vous êtes humain, je vais pouvoir le vérifier par ce test.
- Alors allez-y. »
Pery sort un tube à essai de sa poche
dans lequel est enfermé un bête coton-tige qu'il passe sous et sur la langue
tendue de Pierre.
- « Merci. Comment dites-vous que vous
vous appelez ?
- Pierre Lierreux. Je ne vous l'avais
pas dit, veuillez m'en excuser.
- Pierre Lierreux. LE Pierre Lierreux ?
- LE ? Je n'en connais pas d'autre.
Pourquoi devenez-vous livide comme ça ? Vous avez vu un monstre ?
- Euh... non, non pas du tout, pas du
tout. Mais... ce que vous me dites est absolument terrifiant !
- Ah ? Désolé, franchement. Mais, je ne
vois pas pourquoi !
- Je suis confus. Peut-être y'a-t-il
méprise. Il faut que je vous laisse. Je reprends contact avec vous. Dès que
possible.
- Mais... et mon Padalovski ? Je le
vois quand ?
- Je ne sais pas. Vraiment. Ne craignez
rien, je vous recontacte dès que possible. »
Et voilà Pery qui s'éclipse.
Ch. Caré-Lebel
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