Interview de Snowden…
Un film sort pour vous conter les aventures de l’auteur
des « WikiLeaks » qui ont secoué la sphère politico-journalistique il
y a quelques années.
Rappelons en ce jour de « tous les saints »
(du calendrier et de quelques autres) qu’Edward Snowden est un ancien officier
de renseignement qui a servi à la CIA, NSA et DIA (Defense Intelligence Agency)
pendant une décennie en tant qu'expert sur la technologie et la cyber-sécurité.
En 2013 il révéla l'ampleur de la surveillance globale
exercée par la NSA en fournissant des documents confidentiels de la NSA aux
journalistes Glenn Greenwald, Laura Poitras, Barton Gellman et Ewen MacAskill.
Et qu’il est exilé en Russie depuis juillet 2013.
Un espion qui a trahi, quoi…
Emily Bell, l’intervieweuse est directrice au Tow
Center for Digital Journalism à l'école de journalisme de Columbia et
professeur invitée au Centre de Recherche sur les Arts, Sciences Sociales et
Humanités à l'Université de Cambridge.
La journaliste a parlé à Edward Snowden sur une ligne
sécurisée au sujet de ses expériences de travail avec des journalistes et son
opinion sur le changement du monde des médias. Il s'agit d'un extrait de cette
conversation, qui s'est tenue en décembre 2015.
Elle paraîtra dans un livre à venir « Le
Journalisme après Snowden » : Le Futur de la Presse Libre sous l'État de
Surveillance, qui sera publié par Columbia University Press en 2016.
J’ai cru intéressant de vous occuper le neurone autour
de ces extraits que je vous relaie parce que vous ne les trouverez pas dans
votre presse habituelle, afin que vous compreniez diverses choses relatives au
travail de « communication/information » dévolu aux organes de
presse.
Rassurez-vous, rien de « révolutionnaire », juste
quelques confirmations mais aussi un éclairage qui pourrait vous en apprendre
un peu plus et mieux sur ce business de l’information…
Un seul regret, c’est un peu long.
Emily
Bell :
Pouvez-vous nous parler de vos interactions avec des journalistes et avec la
presse ?
Edward
Snowden : L'un
des plus grands défis concernant le changement de nature des relations du
public avec les médias et de celles du gouvernement avec les médias est que les
médias n'ont jamais été aussi forts qu'aujourd'hui. Et en même temps, la presse
est moins encline à utiliser ce genre de pouvoir à cause de sa
commercialisation croissante. Il y avait cette tradition que la culture
médiatique dont nous avions hérité depuis les premières diffusions visait à
être un service public. Nous avons peu à peu perdu cela, pas simplement dans
les faits mais dans l'idéal même, et ce particulièrement à cause des infos 24h
sur 24h.
Nous voyons cela de façon constante, même dans des
organes comme The New York Times. The Intercept a récemment publié « The
Drone Papers » (les articles du drone), ce qui était un acte
extraordinaire de service public de la part d'un lanceur d'alerte de
l'intérieur du gouvernement pour porter l'information au public de quelque
chose d'absolument vital sur ce que nous aurions dû savoir depuis plus de dix
ans. Ce sont ces choses que nous avons vraiment besoin de connaître pour être
en mesure d'analyser et d'évaluer les politiques. Mais cela nous a été rendu
impossible, donc on se retrouve avec un organe journalistique qui casse le
morceau, ils s'arrangent pour obtenir l'information. Mais les grands de la
presse, notamment le New York Times, ne relaient pas l'histoire, ils l'ignorent
complètement. C'était tellement extraordinaire que la responsable éditoriale
public, Margaret Sullivan, a dû s'impliquer pour enquêter sur les raisons pour
lesquelles ils avaient supprimé une histoire tellement riche en information. Il
faut reconnaître au bénéfice du Times qu'ils ont un responsable éditorial
public (responsable de la relation avec le public et de l'éthique
journalistique, NdT), mais c'est inquiétant qu'il y ait un tel besoin de cette
fonction.
Au Royaume-Uni, lorsque The Guardian mettait à jour
l'histoire de la NSA, nous avons vu que s'il y a un climat de concurrence dans
le milieu des media, s'il y a de l'argent en jeu, de la réputation, de la
reconnaissance possible, quoi que ce soit qui a une valeur tangible qui
pourrait profiter à la concurrence, même si cela devait en même temps
bénéficier au public, les organes de presse sont de moins en moins désireux
d'assurer le service pour le public à leur propre détriment. C'est typiquement
ce qui se passe pour les rédactions. Il se peut que cela ait toujours existé,
mais on ne s'en souvient pas. Culturellement nous n'aimons pas penser que cela
a toujours existé. Il y a des choses que nous devrions savoir, des choses qui
ont de l'importance pour nous, mais nous ne sommes pas autorisés à les
connaître parce que The Telegraph ou le Times ou n'importe quel autre journal à
Londres décide que, comme il s'agit d'une exclusivité de quelqu'un d'autre, on
ne va pas en faire mention. Au lieu de cela nous allons tenter une "contre
histoire" sur le sujet. Nous allons tout simplement rencontrer des
officiels du gouvernement et leur demander de faire une déclaration, et nous en
rendrons compte sans nous poser de question d'aucune manière parce que c'est
cela qui est notre exclusivité. Indépendamment du fait que c'est beaucoup moins
intéressant, beaucoup moins substantiel que les faits réels sur lesquels on
peut développer des discussions politiques. Nous sommes, semble-t-il, entrés
dans un monde où les rédactions prennent les décisions sur les histoires qui
doivent être développées sur la base de l'avantage que cela présente pour le
concurrent, plutôt que sur l'intérêt de l'information comme telle.
J'aimerais vraiment avoir vos réflexions là-dessus,
parce que bien que j'interagisse avec les media, je leur suis extérieur. Vous
connaissez les media. En tant que vous avez travaillé dans ce milieu,
percevez-vous la même chose ? Une espèce d'effet Fox News où les faits ont
moins d'importance ?
Bell : C'est une
question fascinante. Si vous regardez Donald Trump, il y a un problème lorsque
vous avez une presse qui trouve qu'il est important de rendre compte de ce qui
s'est passé sans le prisme d'une mise en perspective. C'est le problème de
Trump, n'est-ce pas ? Il dit que des milliers de musulmans faisaient la fête
dans les rues du New Jersey après les attaques du 11-Septembre et ce n'est
clairement pas vrai. Ce n'est même pas une question de nombre, c'est juste
inexact. Cependant, cela domine le manège des nouvelles, et il prend toute la
place à la télé, et vous ne voyez rien changer dans les enquêtes d'opinion –
ou, plutôt, vous le voyez devenir plus populaire.
Il y a là deux choses, je crois, dont l'une n'est pas
nouvelle. Je suis complètement d'accord avec vous à propos de la manière dont
les forces économiques ont effectivement produit un mauvais journalisme. Une
des choses intéressantes, et qui à mon avis est positive à propos du
journalisme américain, est que au cours des dix dernières années il y a eu une
rupture dans cette relation de libre marché qui dit que vous ne pouvez pas
faire du bon journalisme sans faire de profits, et dans la compréhension que le
vraiment bon journalisme non seulement n'apporte pas forcément de profits, mais
ne va même plutôt jamais produire que des résultats non profitables.
Je pense que vos actes et vos révélations sont
réellement intéressants en ce sens que c'est une aventure très coûteuse, et ce
n'est pas le genre d'histoire que les publicitaires souhaitent voir à côté de
leurs messages. En fait, les gens ne voulaient pas payer pour les lire. Après
quoi ils diront, nous aimons bien The Guardian ; nous soutenons leur travail.
Donc je suis d'accord avec vous qu'il y a eu une coupure entre les faits et
comment ils sont présentés. J'aimerais pouvoir penser que ça s'améliore.
Vous êtes sur Twitter maintenant. Vous devenez un
personnage public beaucoup plus consulté et beaucoup de gens ont vu « Citizenfour »
(le film qui raconte l'histoire de Snowden). Vous avez changé entre le moment
où vous étiez cette « personne source » et maintenant que vous êtes
activement engagé dans la Freedom of the Press Foundation (fondation pour la
liberté de la presse), et aussi en ayant votre flux de publication à travers
une société de media sociaux. Vous n'avez plus besoin de l'ouverture d'un accès
à la presse.
Comment voyez-vous cela ?
Snowden : Aujourd'hui
vous avez des gens qui touchent directement leur public avec des outils comme
Twitter, et j'ai environ 1,7 million de suiveurs actuellement (ce nombre
indique les suiveurs de Snowden en décembre 2015). Ce sont des gens que
théoriquement vous pouvez toucher, à qui vous pouvez envoyer un message. Que ce
soit une centaine ou un million de personnes, ces individus constituent un
public avec lequel vous pouvez parler directement. C'est en réalité un des
moyens que vous voyez utiliser par les acteurs des nouveaux média, et aussi par
des acteurs malveillants, et exploiter ce qui est perçu comme de nouvelles
vulnérabilités dans le contrôle par les média de l'histoire qu'ils veulent
présenter, par exemple dans le cas de Donald Trump.
En même temps ces stratégies ne marchent toujours pas (…)
pour modifier le regard et persuader les gens sur une plus large échelle. C'est
aussi ce qui m'arrive. Le directeur du FBI peut faire une fausse déclaration,
ou une sorte de déclaration trompeuse en tant que témoin devant le Congrès. Je
peux confronter aux faits et dire que c'est inexact. À moins qu'un organe doté
d'un large public ne le répercute, par exemple, un organe de presse reconnu,
l'impact de ce genre de déclaration que je peux faire reste plutôt minime. Ils
suivent leurs flux d'information et puis rapportent sur ces flux. C'est
pourquoi je pense que nous voyons une forte relation et une intéressante
interaction émerger entre ces nouveau media d'auto-publication genre Twitter et
la fabrication d'histoires et l'utilisation de Twitter comme base par des
journalistes.
Si vous regardez qui sont les membres de Twitter en
termes d'influence et d'impact qu'ils ont, il y a des célébrités sur Twitter,
mais en fait ils sont seulement en train d'essayer d'entretenir leur image, de
promouvoir un groupe, d'être mode, de rappeler aux gens qu'ils existent. Ils ne
réalisent réellement aucun changement, et n'ont aucune sorte d'influence autre
que directement commerciale.
Bell : Abordons la
question sous l'angle de votre contribution aux changements du monde, c'est à
dire en présentant ces nouveaux faits. Il y a une partie de la presse
technologique et de la presse de renseignement qui, au moment des fuites, a dit
que nous savions déjà cela, sauf que c'est caché bien en vue. Pourtant, un an
après vos révélations, il y eut un important changement dans la perception du
public à propos des technologies de surveillance. Cela peut se réduire, et
probablement après les attentats de Paris, cela se réduit un peu. Êtes-vous
déçu qu'il n'y ait pas davantage d'effet de long terme? Avez-vous l'impression
que le monde n'a pas changé assez vite ?
Snowden : En fait je
ne pense pas cela. Je suis vraiment optimiste à propos de la façon dont les
choses ont évolué, et je suis très surpris de l'importance de l'effet produit
par ces révélations, bien au-delà de ce que j'avais imaginé. Je suis célèbre
pour avoir dit à Alan Rubridger [rédacteur en chef du Guardian, NdT] que ce
serait une histoire à trois épisodes. Vous êtes en train de faire allusion à
cette idée que les gens s'en fichent, ou que rien n'a réellement changé. Nous
avons entendu cela de différentes façons, mais je pense que cela a réellement
changé de manière très profonde.
Maintenant quand on parle au sujet de la presse
technique, ou dans le registre de la sécurité nationale, et que vous dites
qu'il n'y a rien de neuf dans ces domaines, nous le savions déjà, ce discours
est tenu pour des raisons de prestige, de la même manière qu'ils sont obligés
de signaler que nous sommes des experts, puisque nous savions que cela se
passait. Dans de nombreux cas en fait ils ne savaient pas. La différence c'est
qu'ils savaient que le potentiel technique existait.
Je pense que c'est ce qui souligne pourquoi les fuites
ont eu un tel impact. Il y a des gens qui disent que les premières publications
au sujet de la récupération de masse des enregistrements d'internet et des
métadonnées remontent à 2006. Il y avait également une histoire sans garantie
d'écoutes électroniques au New York Times. Pourquoi n'ont-elles pas eu le même
effet de transformation ? C'est parce qu'il y a une différence fondamentale
lorsqu'il s'agit de la mise en œuvre de l'information, différence entre savoir
et pouvoir, la déclaration que la possibilité pourrait être utilisée, et le
fait qu'elle a été utilisée. La distance entre allégation et fait, parfois,
génère toute la différence.
C'est, pour moi, ce qui définit la meilleure forme de
journalisme. C'est l'une des choses réellement sous-évaluée à propos de ce qui
s'est produit en 2013. De nombreuses personnes me félicitent en tant qu'acteur
seul, du genre je suis le personnage incroyable qui a fait cela.
Personnellement je me vois comme ayant eu un rôle plus modeste. J'ai été le
mécanisme de mise à jour sur un sujet très réduit pour les gouvernements. Ce
n'est pas vraiment à propos de la surveillance, c'est à propos de ce que le
public comprend - quel contrôle a le public sur les programmes et politiques de
leurs gouvernements. Si nous ne savons pas ce que notre gouvernement fait
réellement, si nous ne savons pas quels pouvoirs les autorités revendiquent
pour elles-mêmes, ou s'arrogent, en secret, on ne peut pas dire que nous tenons
le gouvernement en laisse d'aucune manière.
Une des choses qui est réellement oubliée c'est le
fait que, aussi valable et important que les informations qui sortirent des
premières archives, ce fut l'énorme nombre des très intéressantes révélations
que le gouvernement fut obligé de faire, parce qu'ils étaient pris à
contre-pied par la nature agressive des faits révélés par les archives. Il y
avait des histoires dans le lot qui montraient comment ils avaient abusé de ces
possibilités, combien ils étaient intrusifs, le fait qu'ils avaient enfreint la
loi dans de nombreux cas ou avaient violé la constitution.
L'un des points les plus importants est que nous avons
davantage de publications en concurrence pour un nombre fini et même en
diminution de sujets d'intérêt disponibles.
Quand le gouvernement est présenté de manière tout à
fait publique, particulièrement pour un président qui a fait campagne sur
l'idée de couper court à ce genre d'activités, comme ayant continué de telles
pratiques, et dans de nombreux cas de les avoir amplifiées selon des façons
contraires à ce que le public attend, ils doivent tenter de se défendre. Alors
dans les premières semaines, on a eu droit à la rhétorique genre personne
n'écoute vos conversations téléphoniques. Cela n'a pas été très concluant.
Alors ils y sont allés de "ce ne sont que des métadonnées". De fait
cela a marché un moment, même si ce n'est pas vrai. En ajoutant de la
complexité ils ont réduit la participation. Il est encore difficile pour
l'homme de la rue de comprendre que les métadonnées, dans bien des cas, sont en
fait plus révélatrices et plus dangereuses que le contenu des conversations
téléphoniques. Mais des révélations continuaient. Alors ils ont cédé, oui en
effet, même s'il s'agit "seulement de métadonnées" c'est quand même
une pratique anticonstitutionnelle, alors comment la justifier? Ils ont fini
par dire, dans ce contexte elles sont légales, ou bien dans cet autre contexte
aussi.
Tout d'un coup ils ont eu besoin de traiter de la
légalité, et cela voulait dire que le gouvernement devait faire état
d'ordonnances judiciaires auxquelles les journalistes n'avaient pas accès,
auxquelles je n'avais pas accès, et auxquelles personne à la NSA n'avait accès,
parce qu'elles étaient attachées à une administration tout à fait différente,
le Ministère de la Justice (Department of Justice).
Ici, à nouveau, on passe du soupçon, du déclaratif à
des faits avérés. Maintenant, bien sûr, comme il s'agit de réponses politiques,
chacune d'elles était intentionnellement trompeuse. Le gouvernement veut se
montrer sous son meilleur jour. Mais même des révélations orientées peuvent
être intéressantes, à condition qu'elles soient basées sur des faits. Elles
constituent une pièce du puzzle qui peut fournir le petit détail dont un autre
journaliste travaillant ailleurs indépendamment a besoin. Cela débloque un
élément, comble le vide qui restait, et rend l'histoire cohérente. Je pense que
cela n'a pas été compris clairement et ça a été produit entièrement par des
journalistes qui ne faisaient que du suivi.
Il y a une autre idée que vous avez évoquée : que je
suis plus engagé vis-à-vis de la presse que je ne l'étais auparavant. C'est
tout à fait vrai. En 2013 j'ai clairement pris la position qu'il ne s'agissait
pas tellement de moi, je ne désire pas être l'objet du débat. J'ai dit que je ne
veux pas être le correcteur des enregistrements des officiels du gouvernement,
même si je pourrais l'être, même si je savais qu'ils faisaient des déclarations
trompeuses. Nous voyons dans l'actuel cirque électoral que quoique dise
quiconque cela peut devenir l'histoire, devenir la déclaration, devenir
l'allégation. Ça devient de la crédibilité politique orientée, oh vous savez
Donald Trump l'a dit, donc ça ne peut pas être vrai. Mettez de côté toutes les
terribles choses qu'il dit, il y a toujours la possibilité qu'il dise quelque
chose de vrai. Mais comme ça vient de lui, ce sera analysé et apprécié sous un
jour différent. Pourtant ce n'est pas pour dire que ça ne devrait pas l'être,
mais c'était mon avis que sans aucun doute je serai soumis à une campagne de
diabolisation. En fait ils m'ont photographié durant mes déclarations avant de
révéler mon identité. J'avais prévu qu'ils allaient m'accuser dans le contexte
de l'Espionnage Act, j'avais prévu qu'ils diraient que j'avais aidé des
terroristes, du sang sur mes mains, et tous ces trucs. Et je suis passé au
travers. Cela n'a pas été un incroyable exploit de génie de ma part, c'est
juste du bon sens, et c'est toujours comme ça que ça fonctionne dans le cas
d'importants lanceurs d'alerte. C'est pour cette raison que nous avions besoin
d'autres voix, besoin de média pour porter le débat.
En raison de la nature de l'abus de confidentialité
par les autorités des États-Unis, il n'y a personne qui n'ait jamais eu une
habilitation en matière de sécurité qui soit vraiment capable de mener ce
débat. Les organes des média modernes préfèrent ne jamais avoir recours à leur
statut institutionnel pour réclamer des faits au sujet d'une histoire établie,
ils préfèrent s'abriter derrière quelqu'un d'autre. Ils veulent pouvoir dire :
selon cet expert, ou selon cet officiel, et eux ne pas engager leur responsabilité.
Mais, à mon sens, le journalisme doit admettre que parfois il faut le poids
institutionnel pour appuyer les demandes qui sont accessibles publiquement, et
pour prendre position sur cette base, puis mettre en avant les arguments
vis-à-vis de qui que ce soit qui est soupçonné, par exemple le gouvernement
dans ce cas, et aller chercher toutes les preuves dans ce sens. Vous dites que
ce n'est pas le cas, mais pourquoi devrions nous vous croire ? Y a-t-il une
raison pour laquelle nous ne devrions pas dire ceci ?
C'est quelque chose que les institutions répugnent à
faire de nos jours parce que c'est considéré comme un plaidoyer. Ils ne veulent
pas se trouver en situation de devoir démêler ce qui est factuel de ce qui ne
l'est pas. Au lieu de cela ils veulent jouer le jeu de
l'"impartialité" et plutôt diffuser des interprétations, des
revendications des deux parties, leurs présentations de preuves, mais nous
n'allons pas prendre parti.
C'est pour cette raison que pendant les six premiers
mois je n'ai pas donné d'interview. Ce n'est pas avant décembre 2013 que j'ai
donné ma première interview à Barton Gellman du Washington Post. Durant cette
période j'espérais que quelqu'un d'autre se manifesterait du côté politique et
deviendrait le visage de ce mouvement. Mais je pensais surtout que cela
inspirerait une réflexion dans les organes médiatiques sur ce qu'était leur
rôle. Je pense qu'ils ont fait un assez bon travail, notamment parce que
c'était une première, notamment parce que c'est un domaine dans lequel la
presse a été, au moins au cours des quinze dernières années, extrêmement
réticente à présenter un esprit critique vis-à-vis des affirmations du
gouvernement. Si le mot terrorisme apparaissait il n'était pas question
d'interroger les faits. Si le gouvernement disait, regardez c'est secret pour
telle raison, c'est confidentiel pour telle raison, les journalistes en
restaient là. A nouveau, et ce n'est pas pour taper sur le New York Times, mais
lorsqu'on regarde les rumeurs d'écoutes électroniques qui allaient être
publiées en octobre d'une année électorale [les élections ont lieu en novembre,
NdT], alors que l'issue de cette élection dépendrait d'une très faible
proportion des voix, la plus faible dans une élection présidentielle, au moins
dans l'histoire récente. C'est difficile de croire que si cette histoire avait
été publiée elle n'aurait pas modifié le déroulement de l'élection.
Bell : L'ancienne
rédactrice en chef du Times, Jill Abramson, a déclaré que son article
comportait des erreurs avérées, « J'aurais
aimé ne pas cacher une partie de l'histoire. » Ce que vous dites fait
certainement écho à ce que je connais et comprends de l'histoire récente de la
presse US, c'est à dire que les préoccupations de sécurité après le
11-Septembre ont réellement modifié en profondeur la manière de rendre compte
de de ce que disent l'administration et l'autorité dans ce pays. Ce que nous
savons au sujet des programmes de drones provient de déclarations, ou de ce que
« The Intercept » a découvert, et de compte-rendu qu'en a fait Jeremy
Scahill, ce qui a été incroyablement important. Mais une grande partie des
informations est venue du terrain. Le fait que nous étions conscients que les
drones bombardaient des villages, tuant des civils, ignorant les frontières là
où ils n'étaient pas supposés se trouver, cela vient des gens qui le faisaient
savoir depuis le terrain.
Quelque chose d'intéressant s'est réellement produit
au cours des trois dernières années, qui me fait penser à ce que vous dites de
la manière dont la NSA opère. Nous voyons une relation beaucoup plus étroite
maintenant entre journalisme de technologie et la technologie de communication
de masse plus que jamais auparavant. Les gens maintenant font complètement
confiance à Facebook. Pour partie c'est lié à un changement commercial aux US,
mais vous avez aussi des activistes et des journalistes qui sont régulièrement
torturés ou tués, comme par exemple au Bangladesh, où il est impossible
d'opérer comme presse libre, mais ils réussissent à utiliser ces instruments. C'est
pratiquement comme le média public américain qu'est maintenant Facebook. Je me
demande ce que vous en pensez ?
C'est un développement tellement récent.
Snowden : L'une des
questions les plus importantes est que nous avons beaucoup de publications en
concurrence pour un montant fini et en diminution d'attention disponible. C'est
pourquoi on constate l'augmentation de ce genre de publications hybrides comme
BuzzFeed, qui produisent une énorme quantité de cochonneries. Ils font du test
et utilisent les principes scientifiques. Leur contenu est fabriqué
spécialement pour attirer l'attention alors qu'il n'a aucune valeur pour le
public. Il n'incorpore aucune valeur informative. Du genre voici 10 images de
chatons tellement adorables. Mais ensuite ils développent une ligne éditoriale
très conformiste, et l'idée est que s'ils entrainent la consultation dans cette
direction, théoriquement alors les gens qui consultent les suivront sur les
autres sujets.
Il y a des gens qui vont se servir de cela ; si ce
n'est pas BuzzFeed, ce sera quelqu'un d'autre. Ce n'est pas une critique d'un
modèle en particulier, mais l'idée ici est que le premier clic, la première
mise en relation concentre toute l'attention. Plus nous lisons à propos d'une
certaine chose, cela en fait réoriente notre cerveau. Tout ce avec quoi nous
interagissons a un effet sur nous, une influence, laisse des souvenirs, des
idées, instille des expressions mimétiques qu'ensuite nous conservons en nous
et qui formatent ce que nous regarderons ensuite, et qui orientent notre
regard.
Bell : Oui, c'est
la différence entre le journalisme de création et les plateformes
technologiques de grande taille, qui ne sont pas foncièrement journalistiques.
En d'autres termes, elles n'ont pas d'objectif fondamental.
Snowden : Elles n'ont
pas de rôle journalistique, c'est un rôle de simple transmission.
Bell : D'accord,
c'est un rôle commercial, et alors ? Quand vous êtes allé voir Glenn et The
Guardian, ils n'ont pas hésité une seconde pour savoir que le rôle principal
d'un organe de presse est de diffuser cette histoire à l'extérieur aussi vite
et de manière aussi sécurisée que possible en s'imposant de protéger une
source.
Est-il encore possible de protéger ses sources
actuellement ? Vous avez eu une intuition de devin en pensant qu'il était
inutile de vous protéger vous-même.
Snowden : J'ai un
avantage incomparable.
Bell : Oui, c'est
sûr, cependant cela fait une énorme différence par rapport à il y a vingt ans.
Snowden : C'est
quelque chose dont nous avons vu d'autres exemples dans l'enregistrement public
en 2013. C'était l'affaire James Rosen où on a vu que le Ministère de la
Justice (Department of Justice), et plus largement le gouvernement, excédait
ses pouvoirs en exigeant les copies des mails et des appels téléphoniques, et
dans l'affaire AP où des enregistrements d'appels téléphoniques ont été saisis
alors qu'ils étaient effectués depuis le bureau de journalistes.
En soi cela est glaçant, parce que le travail
traditionnel de journaliste, la culture traditionnelle, où le journaliste
appelle son contact et dit bon maintenant causons, devient soudain quelque
chose qui peut conduire à les incriminer. Mais plus sérieusement, si l'individu
en question, l'employé du gouvernement qui travaille avec le journaliste pour
faire connaître une affaire d'intérêt public, si cette personne est allée si
loin qu'elle a effectué un acte journalistique, tout d'un coup ils peuvent être
découverts facilement s'ils ne sont pas conscients de la situation.
On voit l'écart entre les périodes pendant lesquelles
les gouvernements successifs peuvent garder un secret sont en train de
rétrécir. Les secrets deviennent connus du public à un rythme qui s'accélère.
Je n'avais pas cette compréhension au moment où
j'essayais de me montrer parce que je n'avais pas de relation avec les
journalistes. Je n'avais jamais parlé à un journaliste de manière un tant soit
peu consistante. Alors, au lieu de cela, j'ai tout simplement pensé à la
relation de confrontation dont j'avais hérité par mon travail en tant
qu'officier de renseignement en travaillant pour la CIA et la NSA. Tout est
secret et vous avez deux sortes de couverture. Vous avez la couverture du statut
qui est la suivante : à l'extérieur vous vivez comme un diplomate pour
justifier votre présence. Vous ne pouvez pas dire tout simplement je travaille
pour la CIA. Mais vous avez aussi une autre couverture qu'on appelle la
couverture "action". Dans ce cas vous n'allez pas rester longtemps
sur place, vous pouvez juste être présent dans un immeuble et vous devez
pouvoir justifier votre présence, il vous faut un prétexte. Ce genre de
déguisement est malheureusement de plus en plus souvent nécessaire dans le cas
de reportage. Les journalistes devraient le savoir, les sources devraient le
savoir. N'importe quand, si vous êtes arrêté par un officier de police et qu'il
veuille récupérer votre téléphone ou autre chose du même genre, vous pouvez
vous retrouver obligé d'expliquer votre présence. C'est particulièrement vrai
dans un pays comme le Bangladesh. J'ai entendu dire qu'ils recherchent la
présence de VPN (logiciel de réseau virtuel privé) qui évite le barrage de la
censure et permet d'accéder à des réseaux d'information non surveillés, ce dont
ils se servent comme preuve de comportement d'opposition, une qualification qui
peut vous causer de sérieux ennuis dans cette région du monde.
Au moment des fuites je pensais simplement, d'accord
le gouvernement — et il ne s'agit plus d'un seul gouvernement maintenant — on
parle en réalité de l'alliance de renseignement des « Five Eyes »
(les cinq yeux : Les États-Unis, le Royaume Uni, la Nouvelle Zélande,
l'Australie et le Canada) qui forment un super État pluri-continental dans ce
contexte de partage, ils vont devenir chèvres avec ces révélations. Il y a des
institutions, par exemple, au Royaume-Uni, qui peuvent imposer des remarques D,
ils peuvent dire vous ne devez pas publier cela, ou vous ne devriez pas publier
cela. Aux États-Unis il n'est pas certain que le gouvernement n'essaierait pas
d'exercer une influence à priori de manières légèrement différentes, ou qu'ils
n'attaqueraient pas les journalistes comme complices de quelque délit pour
intervenir sur le reportage sans aller jusqu'à attaquer l'institution
elle-même, seulement les personnes. On a déjà vu cela dans des documents de
justice. Ce fut le cas pour James Rosen où le Ministère de la Justice l'avait
désigné comme un accessoire – et ils ont dit qu'il était un conspirateur. Donc
l'idée qui me venait était que j'avais besoin d'institutions travaillant
au-delà des frontières dans de nombreuses juridictions simplement pour
compliquer la situation légalement au point que les journalistes pourraient
jouer leur partie, légalement et de façon réellement journalistique plus
efficacement et plus rapidement que le gouvernement ne pourrait jouer la
partition légale pour intervenir vis-à-vis d'eux.
Bell : C'est vrai,
mais c'est le genre de choses qui se sont passées lors du reportage de
l'affaire.
Snowden : Et c'est
d'une manière que je n'avais même pas anticipée, parce que, qui pouvait
imaginer qu'une affaire comme celle-là pourrait réellement échapper au contrôle
et aller même encore plus loin : Glenn Greenwald qui vivait au Brésil, et
faisait des papiers pour l'agence là-bas d'un organe de presse US, mais
domicilié au Royaume-Uni, le Washington Post qui fournissait la carte de visite
institutionnelle et disait, voyons, ceci est une histoire vraie, il ne s'agit
pas d'un simple débat sur le sujet entre gauchistes allumés, et aussi Der
Spiegel en Allemagne avec Laura (Poitras). Tous ces éléments représentaient un
système dont je ne pensais pas qu'il pourrait être surmonté avant que l'affaire
puisse être rendue publique. Le temps que le gouvernement rassemble tous les
éléments du dossier et tente d'intervenir dessus, l'histoire se résumerait à
ça.
Bell : Vous donnez
en fait une analyse sophistiquée aussi bien de ce qui s'est produit dans les
pratiques de reportage que des évolutions des structures des média. Comme vous
dites, vous n'aviez eu aucune interaction avec des journalistes. Je pense que
l'une des raisons pour lesquelles la presse vous a fait bon accueil était que
vous-même faisiez confiance aux journalistes, bizarrement. Et puis vous avez
continué à penser que vous pouviez faire confiance à ces gens, pas seulement
pour votre vie, mais avec une énorme responsabilité. Alors vous avez passé un
temps considérable, particulièrement avec Glenn, Laura et Zwen (MacAskill) dans
des chambres d'hôtel. Quel a été ce processus d'approfondissement, de rencontre
avec eux ? Mon expérience me dit que plus les gens s'approchent de la presse et
bien souvent moins ils l'apprécient. Pourquoi est-ce que vous faites confiance
aux journalistes ?
Snowden : Ça renvoie
à une question plus large – quelle impression j'avais des journalistes, selon
quel processus je devenais familier avec eux ? Il y a deux réponses, l'une
politique et l'autre pratique. En particulier pour Glenn, je crois très fort
qu'il n'y a pas de qualité plus importante pour un journaliste que
l'indépendance. C'est à dire une indépendance de perspective, et
particulièrement un esprit critique. Plus l'organe de presse est puissant, plus
il devrait cultiver l'esprit critique. Il y a un principe qui a été mis en
avant par un ancien journaliste, I.F. Stone : "Tous les gouvernements sont
pilotés par des menteurs et il ne faut rien croire de ce qu'ils disent."
Selon mon expérience c'est exactement la vérité. J'ai rencontré Daniel Ellsberg
et discuté de cela avec lui, et c'est conforme à son expérience également. Il
mettrait au courant le Secrétaire de la Défense (équivalent du Ministre de la
Défense) dans l'avion, et lorsque ce Secrétaire de la Défense débarquerait au
pied de la passerelle en serrant les mains de journalistes, il dirait quelque
chose qu'il savait être absolument faux et contraire à ce qui avait été dit
lors de la réunion (précédente) parce que c'était sa fonction. C'était son
travail, sa responsabilité en tant que membre de cette institution.
Il y a un principe qui a été mis en avant par un
ancien journaliste, I.F. Stone : « Tous les gouvernements sont pilotés par des
menteurs et il ne faut rien croire de ce qu'ils disent. » Selon
mon expérience c'est exactement la vérité.
Passons à Glenn Greenwald, si on l'envisage comme
archétype, vraiment il en représente la forme la plus pure. Je dirais qu'en
dépit des faiblesses de n'importe quel journaliste, d'une manière ou d'une
autre, s'ils ont cette indépendance de perspective, ils ont la plus grande
capacité de rendre compte qu'un journaliste puisse atteindre. Finalement, peu
importe si vous êtres brillant, peu importe votre charisme, peu importe la
perfection de vos sources ou la qualité de votre entregent, si vous vous
contentez de reprendre les déclarations des institutions qui disposent du
maximum de privilèges à défendre, et que vous vous contentez de les prendre
pour argent comptant, toutes les autres qualités qui jouent en votre faveur ne
valent finalement rien parce que vous ratez l'essentiel.
Il y avait la question plus large de ce que représente
de travailler avec ces journalistes et de parcourir tout ce processus. Il a été
avancé que j'étais naïf, en fait c'est l'une des critiques les plus communes
sur moi actuellement — que je suis trop naïf, que j'ai trop confiance dans le
gouvernement, que j'ai trop confiance dans la presse. Je ne considère pas cela
comme une faiblesse. Je suis naïf mais je pense que l'idéalisme est nécessaire
pour réaliser le changement, non pas de la politique mais de la culture,
correct ? Parce qu'on peut changer une loi ou une autre, on peut changer un
programme politique ou un autre, mais en fin de compte ce sont les valeurs
partagées par les gens dans ces institutions qui produisent ces politiques ou
ces programmes. Ce sont les valeurs des gens qui sont assis à leur bureau
devant la page blanche de leur ordinateur, que ce soit avec Microsoft Office ou
n'importe quel autre outil.
Bell : J'espère
qu'ils n'utilisent pas Microsoft Office, mais on ne sait jamais.
Snowden : Ils ont une
page blanche…
Bell : Ils ont une
page blanche, exactement.
Snowden : Dans leur système de gestion de contenu,
quel qu'il soit. Comment les individus vont-ils approcher cet ensemble de faits
la semaine prochaine, le mois prochain, l'année prochaine ou dans la décennie à
venir ? Qu'est-ce que le professeur de l'école de journalisme dira dans ses
cours pour imprimer de nouveau ces valeurs dans les esprits, pour les mettre en
avant pour la prochaine génération de reporters ? Si on ne gagne pas là-dessus,
on a perdu globalement. Plus fondamentalement, les gens disent, pourquoi
avez-vous fait confiance à la presse étant donné ses échecs ? En partant du
fait que j'étais plutôt connu pour critiquer la presse.
Bell : S'ils
avaient fait leur travail, vous seriez chez vous actuellement.
Snowden : Oui, je
vivrais bien tranquillement à Hawaï.
Bell : Ce ne
serait déjà pas si mal.
Snowden : Les gens
demandent comment avez-vous pu faire ça, pourquoi avez-vous voulu le faire ?
Comment pouviez-vous faire confiance à un journaliste qui n'avait absolument
aucune formation en opération de sécurité pour la protection de votre identité,
parce que s'ils foirent, vous allez en prison. La raison était que justement
c'est ce à quoi je m'attendais. Je n'ai jamais pensé pouvoir sortir d'Hawaï. Je
voulais faire de mon mieux, mais mon but ultime était simplement de remettre
cette information dans les mains du public. J'ai considéré que le seul moyen de
le faire avec un résultat significatif était de le faire avec la presse. Si on
ne peut pas avoir confiance dans la presse, si on ne peut pas faire le pari de
la confiance, soit être bien servi par eux, soit mal servi et être déçu par la
presse, alors on a perdu d'avance. Vous ne pouvez pas avoir une société ouverte
sans communication ouverte. En fin de compte, le test d'une communication
ouverte est une presse libre. Si les journalistes ne peuvent pas chercher
l'information, s'ils ne peuvent pas contester le contrôle du gouvernement sur
l'information, et en bout de course diffuser l'information – pas seulement des
informations sur le gouvernement, mais aussi sur les intérêts des grandes
entreprises qui ont un effet délétère sur les choix faits par le pouvoir, sur
les prérogatives du pouvoir – je me trompe peut-être, mais je dirais que ce
n'est pas la démocratie américaine traditionnelle dans laquelle je croyais.
Donc l'idée était que je pouvais prendre ces risques
parce que je m'attendais à en supporter les coûts. Je m'attendais à une falaise
au bout du chemin. C'est assez bien illustré dans Citizenfour parce que le film
montre qu'il n'y avait absolument aucun plan pour le lendemain.
Le plan pour arriver à travailler avec les
journalistes, pour transmettre cette information, l'expliquer, la
contextualiser, ce plan-là était extrêmement détaillé, parce qu'il fallait
qu'il le soit. Au-delà, les risques étaient ma partie. Ils ne concernaient pas
les journalistes. Ils pourraient faire tout le reste. C'était aussi
intentionnel, parce que si les journalistes avaient fait quoi que ce soit de
suspect — par exemple, si j'étais resté à la NSA en tant que source, et qu'ils
m'avaient demandé tel ou tel document, cela aurait pu affecter l'indépendance à
la base, la crédibilité de l'action, et en fait cela leur aurait fait prendre
des risques tels que la profession aurait pu se voir imposer de nouvelles
contraintes.
Bell : Donc, rien
de ce que vous avez expérimenté dans cette pièce avec cette équipe, ou qui
s'est passé après, ne vous a fait vous questionner ou réévaluer le journalisme
?
Snowden : Je n'ai pas
dit ça. Travailler réellement plus étroitement avec les journalistes a
radicalement refondé ma compréhension du journalisme, et cela continue
aujourd'hui. Je pense que vous serez d'accord pour dire que n'importe qui qui a
travaillé dans le domaine de l'information, soit directement ou même à sa
périphérie, a vu des journalistes, ou plus directement, des éditeurs — qui sont
terrifiés, qui détiennent une histoire, qui ne veulent pas publier un détail, qui
veulent attendre l'avis des avocats, qui sont inquiets de leurs
responsabilités.
Vous avez aussi des journalistes qui se lancent tout
seuls et publient des détails qui mettent en péril directement la sécurité de
certaines personnes. Il y avait des détails publiés par au moins un des
journalistes qui débattaient des méthodes de communication que j'utilisais
encore activement et qui avaient été secrètes auparavant. Mais le journaliste
ne m'a jamais averti, donc tout à coup j'ai dû changer ma méthode. Ce qui a
marché parce que j'avais la possibilité de le faire, mais c'était dangereux.
Bell : Quand
est-ce que cela est arrivé ?
Snowden : Cela s'est
passé lors du maximum de l'intérêt du public. L'idée ici est que le
journaliste, au fond, et particulièrement une certaine catégorie de
journalistes, ne doit aucune allégeance à sa source. Ils n'écrivent pas
l'histoire selon l'orientation que désire la source, ils ne s'occupent pas du
calendrier de publication, en théorie, pour favoriser ou défavoriser la source.
Il y a de solides arguments pour qu'il en soit ainsi : la connaissance par le
public de la vérité est plus importante que les risques que cette connaissance
engendre pour quelques-uns. Mais en même temps, lorsqu'un journaliste rend
compte de quelque chose comme un programme classé confidentiel et qui implique
des sources gouvernementales, il faut un niveau de prudence incroyablement
élevé pour s'assurer que ces sources ne seront pas sanctionnées si quelque
chose déraille après la publication. Il faut que le journaliste fasse en sorte
de conserver ce détail de l'histoire dans des documents confidentiels, parce
que s'il nomme l'officiel du gouvernement cela peut les exposer à de gros
ennuis, ou cela peut faire fermer le programme en cause, ou même cela peut entraîner
la modification des intervenants des opérations dans quelque pays lointain.
Il s'agit d'être juste prudent, n'est-ce pas ? Mais
demandez-vous – faut-il que les journalistes soient juste aussi prudents
lorsque celui qui aura le choc en retour d'un détail particulier est leur
propre source ?
De mon expérience la réponse ne paraît pas aussi
évidente que l'on pourrait s'y attendre.
Bell : Est-ce que
vous entrevoyez un monde où il n'y aura pas besoin de lanceur d'alerte pour
faire sortir le genre de documents que vous avez révélés ? Quel genre de
mécanisme interne serait nécessaire de la part du gouvernement ? À quoi cela
pourrait-il ressembler à l'avenir ?
Snowden : C'est
vraiment une question philosophique intéressante. Cela ne relève pas de mécanismes
techniques, cela relève de la culture. On a vu dans l'Union européenne un grand
nombre de rapports faits par des commissions parlementaires, par le Conseil de
l'Europe, qui disaient il faut protéger les lanceurs d'alerte, en particulier
les lanceurs d'alerte dans le domaine de la sécurité nationale. Dans le
contexte national aucun pays ne veut vraiment légiférer pour autoriser des
individus, à tort ou à raison, à mettre en cause le gouvernement. Mais peut-on
fournir un cadre international pour cela ? On pourrait dire, particulièrement
quand des lois sur l'espionnage sont utilisées dans les poursuites, que cela
existe déjà. C'est pourquoi l'espionnage, par exemple, est considéré comme une
infraction politique, parce que c'est un délit politique, comme on dit. C'est
un argument assez faible, ou une justification assez faible, pour ne pas
réformer les lois sur les lanceurs d'alerte. Particulièrement quand, à travers
l'Europe de l'Ouest, il ne s'agit que de dire, oui nous aimons ce gars, il a
fait de bonnes choses. Mais s'il frappe à la porte on le renverra chez lui
immédiatement, sans se soucier de savoir si c'est illégal, simplement parce que
les US vont exercer des représailles contre nous. C'est extraordinaire que les
membres les plus importants du gouvernement allemand aient dit à propos de
cette affaire - ça c'est de la realpolitik ; c'est une question de rapport de
force plutôt que de principe.
Maintenant comment pouvons-nous arranger ça ? Je pense
qu'en grande partie cela dépend de la culture, et nous avons besoin d'une
presse plus volontaire et réellement désireuse de critiquer le gouvernement
plus qu'aujourd'hui. Bien que nous ayons nombre de bonnes institutions pour
cela, ou que nous voulions le faire, on a besoin d'une culture commune. Le seul
contre-argument que le gouvernement développe en opposition au lancement
d'alerte sur la sécurité nationale, et sur bien d'autres choses qui les ont embarrassées
par le passé, est que cela comporte des risques, cela pourrait mal se passer,
et ils pourraient avoir du sang sur les mains.
Pourquoi ont-ils des règles de base différentes dans
le cas du journalisme sur les questions de sécurité nationale ?
On voit cela non seulement aux États-Unis mais en
France, en Allemagne, au Royaume-Uni, dans tous les pays Occidentaux, et bien
sûr dans tous les pays plus autoritaires ils mettent en avant les idées de
secret d'État, de confidentialité, et disent vous ne devez pas savoir ceci ou
cela.
Nous nous désignons comme des citoyens privés, et nous
désignons les représentants élus comme des officiels publics parce que nous
devrions savoir tout sur eux et leurs activités. Dans le même temps, ils sont
supposés ne rien savoir sur nous car ils exercent le pouvoir et nous présentons
toutes les vulnérabilités. Toutefois, de plus en plus le schéma s'inverse où
ils sont les officiels privés et nous sommes les citoyens publics. Nous
sommes de plus en plus surveillés, suivis, et l'objet de rapports, quantifiés
et repérés et influencés, et eux dans le même temps sont davantage protégés,
deviennent moins faciles à atteindre et aussi moins sujets à rendre des
comptes.
Bell : Mais Edward,
quand vous parlez de cette manière, vous laissez entendre que vous considérez
que c'est en développement. Certainement il y a un fort accroissement, comme
vous le montrez dans la surveillance et les écoutes depuis le 11-Septembre.
Est-ce une évolution progressive ?
De l'extérieur il a semblé que l'Amérique post
11-Septembre, pour des raisons compréhensibles, est entrée dans un climat de
psychose nationale. Si vous avez grandi en Europe, il y avait régulièrement des
actes terroristes dans pratiquement tous les pays après la Seconde Guerre
mondiale, toutefois pas sur la même échelle, jusqu'à une brève période de cinq
ans de répit jusqu'en 2001. Ensuite la nature du terrorisme a changé. Dans une
certaine mesure c'était prévisible. Vous en parlez comme d'un problème en
augmentation constante. Avec le « Freedom Act » en 2015, la presse a
repéré cela comme un moment significatif où la température était montée d'un
cran. Il ne semble pas que vous pensez réellement cela. Il semble que vous
laissez entendre que ce rapport public/privé autour de la confidentialité et de
l'espionnage évolue comme un continuum. Si c'est le cas, comment cela est-il en
train de changer ?
Particulièrement dans le climat politique actuel,
après les attaques terroristes de Paris et d'autres nous avons vu apparaitre
des arguments pour casser l'encodage.
Snowden : Je ne pense
pas que cela soit en contradiction. Je pense que ce dont nous parlons sont les
tendances naturelles du pouvoir et des mœurs, que pouvons-nous faire pour les
endiguer, pour maintenir une société libre. Donc, quand on pense à ce que les
choses sont devenues dans les USA du « Freedom Act », et quand nous
regardons en arrière les années 1970, c'était même pire alors du point de vue
de la facilité que le gouvernement avait de commettre des abus et de ne pas en
rendre compte. Un des héritages les plus importants de 2013 n'est pas
nécessairement quelque chose qui a été publié, mais c'est l'impact de
publications sur la culture du gouvernement. Ça a été la confirmation vite
venue dans le sillage des révélations de WikiLeaks qui furent aussi très
importantes de ce point de vue, que le secret ne dure pas pour toujours, Si
vous autorisez une politique qui est clairement contraire à la loi, il vous
faudra un jour vous en expliquer.
La question est la suivante, pouvez-vous garder les
choses cachées assez longtemps pour ne plus être aux affaires, et de préférence
assez longtemps pour ne plus risquer le genre de choses comme une sanction
électorale. On
voit l'écart diminuer entre les périodes de temps pendant lesquelles les
administrations successives pouvaient conserver un secret. Les secrets
deviennent publics à un rythme de plus en plus rapide. C'est une bonne chose.
C'est pareil dans le contexte du terrorisme.
Il y a une idée intéressante lorsque vous disiez cet
effet bizarre sur les US que vous décriviez comme une psychose collective à la
suite du 11-Septembre, alors que les pays européens avaient fait face à des
attaques terroristes de façon plus habituelle. Les US avaient en fait été
soumis au même phénomène, et en réalité on pourrait même dire soumis à des
attaques à fort impact comme par exemple l'attaque d'Oklahoma City où un
bâtiment fédéral avait été détruit par un individu isolé, un seul acteur.
Bell : Que
pensez-vous des relations entre les gouvernements qui demandent à Facebook et
les autres plateformes de communication d'aider à combattre Daesh ?
Snowden : Devons-nous
à la base sous-traiter à des entreprises la fonction de réglementer le monde ?
Si vous regardez dans ce contexte, il devient soudainement très clair que ce
n'est vraiment pas une bonne idée, particulièrement parce que le terrorisme n'a
pas de définition précise et internationalement reconnue. Si Facebook dit, nous
ne prendrons aucun message de quiconque dont le gouvernement dit qu'il est un
terroriste, tant que c'est ce gouvernement... et puis tout d'un coup il faut
qu'ils le fassent pour un autre gouvernement. Les définitions chinoises à
propos de qui est et qui n'est pas un terroriste seront radicalement
différentes de celles du FBI. Mais si les entreprises essaient d'être
sélectives et disent, bon, on ne va le faire que pour un seul gouvernement, ils
perdent immédiatement l'accès aux autres marchés. Donc ça ne marche pas, et
c'est une situation dans laquelle les sociétés privées ne désirent pas se
retrouver.
Toutefois, même si elles pouvaient le faire, il y a
déjà des politiques en vigueur pour qu'elles le puissent. Si Facebook reçoit un
avis disant que ceci est un message terroriste, ils peuvent le faire
disparaître. Ce n'est pas comme si c'était difficile ou fastidieux lorsqu'il
s'agit de violence.
La distinction est que le gouvernement essaie de dire,
maintenant nous voulons qu'ils fassent disparaître tout discours radical.
Est-ce qu'une compagnie privée serait fiable pour définir, à la place de la
société, les limites des conversations publiques ? Et cela va bien au-delà des
frontières maintenant. Je pense que ce serait un précédent extrêmement
dangereux de prendre ce chemin, et aussi irresponsable de le défendre de la
part des responsables Américains.
Les véritables solutions sont sans doute bien plus en
termes de nouvelles institutions qui encadreraient la manière de réguler la
mise en œuvre des lois, nous éloignant des points de conflits militaires, de
conflits sur le secret, et tout simplement en direction de politiques
publiques.
Il n'y a aucune raison que nous ne puissions pas avoir
une force internationale d'anti-terrorisme qui ait réellement une juridiction
universelle. Par universelle j'entends en termes de faits, contrairement au
droit actuel.
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