Quatorzième épisode.
« - Qu'ai-je donc fait qu'il en a
pâli, l'autre fois ?
- Mettez-vous à sa place, diantre ! Il
avait son sujet de thèse, mort depuis des lustres, tout jeune puceau d'avocat,
alors que c'est vous qui créez « Fondation » qui donnera plus tard la « Légion
», deux institutions qui seront fort utiles pour terra-former d'autres planètes
où l'espèce humaine se développera !
Et où je naîtrai à mon tour ! Vous y
allez un peu fort : Sans votre passé, je n'ai pas d'avenir !
- J'ai fait tout ça, moi ?
- Vous verrez bien. Vous faites plus.
Vous racontez, ou plutôt faites raconter par votre biographe une histoire assez
étrange.
- Laquelle donc ?
- Vous dites vous retrouver, comme dans
un cauchemar, dans un endroit où vous avez peur. Une sorte de caverne sans
paroi au milieu de rien. Un homme est debout en son centre, face aux étoiles et
vous lui parlez. « Pas les Krabitz »lui dites-vous. C'est manifestement un militaire,
un officier supérieur en tenue de combat, un humain et vous réalisez que vous
êtes au milieu d'une bataille sidérale. La flotte des humains s'apprête à
annihiler celle de ses adversaires, plus rustique.
Vous dites qu'il y a deux autres
personnes autour de lui qui tentent de le convaincre de cesser le combat. De
prendre cette responsabilité. L'une lui explique que l'espèce humaine a été
créée pour détruire. Mais détruire les « sans âmes » d'abord. Seule l'espèce
humaine aurait assez de folie et de cran pour parvenir jusqu'à eux. Et
d‘expliquer que les « Krabitz » sont des alliés dans cette lutte et que si
l'une des deux espèces disparaissait, c'était la fin du « monde de la vie ».
- Je ne vois pas bien en quoi je serai
concerné : je ne connais pas le moindre « Krabitz » dans mon entourage !
- Non mais c'est vous qui emportez sa
conviction et le faites renoncer à les détruire, et leur armée et leurs mondes.
Vous parlez d'un « pacte du paradoxe temporel » qui achève de convaincre
l'officier humain. Sans doute celui-ci, celui que nous sommes en train de
vivre, tous ici. Un pacte de vie. Il vous demande des solutions et vous la lui
fournissez. Dans la « légion », au moins parmi les officiers supérieurs, tout
le monde semble connaître cette histoire-là. Lui en tout cas la connaît. Il
renonce donc à une victoire facile et vous vous réveillez en sueur !
- Hé bin dites donc ! Il m'en arrive,
des choses, à moi !
- Vous pouvez le dire : vous êtes une
singularité, vous dis-je ! Un cas d'espèce, parce qu'ensuite, c'est ce qui vous
décide à ouvrir une boucle avec votre Madame Caré et ce fameux site
informatique oublié de tout le monde. Ne me demandez pas comment, Pery vous le
dira peut-être mieux que moi. Et ensuite, il n'y aura plus jamais de paradoxe
temporel. Plus jamais ! Au moins pour un bon bout de temps, et jusqu'à mon
présent à moi.
- Bon... Admettons ! Un, comment
suis-je arrivé ici et comment vais-je donc en partir, si vous voulez que toute
cette histoire soit vraie et tienne debout ? Deux, pourquoi moi qui n'aspire
qu'à une vie calme et mesurée ? Et pourquoi ici, ce nœud des paradoxes ?
- Parce qu'ici, c'est un paradoxe en
soi, nous l'avons dit, hors de nos temps respectifs à nous. Je croyais avoir
été clair sur le sujet !
- Certes ! Vous êtes clair, mais quand
même, qui a conçu cette gigantesque machinerie et pour quoi faire ?
- Qui je ne sais pas. Comment non plus.
Mais nous avions également un programme de protection des espèces en voie de
disparition à peu près identique, dans le temps.
- Protection des espèces ?
- Que sait-on du devenir très lointain
de l'espèce humaine, à part sa rencontre future et belliqueuse avec les «
Krabitz » ? Rien. Elle est peut-être menacée, fait peut-être partie des
fossiles dans un avenir encore plus lointain. Et que faisons-nous ici à part
baiser sans protection ? Rien d'autre. L'idée que nous soyons une banque de
sperme vivante m'amuse beaucoup. Pas vous ? D'abord ça veut dire que mon
patrimoine génétique reste important, le vôtre aussi, manifestement...
- Vous voulez dire que tous ces cyborgs
ne sont là que pour nous soutirer notre don de gamètes au quotidien ?
- C'est à peu près l'idée, en effet.
D'où l'importance de se prêter à cet exercice autant de fois que possible. Tous
ceux que j'ai vu disparaître ont commencé comme moi. Beaucoup au début, moins
ensuite, pour finir par s'enfermer définitivement, en général la trentaine ou
la quarantaine atteinte, ras le bol, j'imagine !
Ou le démon de midi de vouloir voir
pousser sa progéniture. Ils ont fini par refuser toute aventure et ont disparu
du jour au lendemain. Voilà la mécanique. Voilà pourquoi je m'abstiens de
fermer ma porte définitivement. Et je vous conseille d'en faire autant, tant
que vous n'êtes pas rentré à votre époque.
- Mais c'est monstrueux !
- Pas tant que ça! Imaginez un monde
sans mâle reproducteur. Bon d'accord, à mon époque, on avait déjà inventé le
clonage et l'utérus artificiel. Mais on prenait bien soin de procréer par
mélange des gamètes, selon les besoins de la planification autant de garçons que
de filles. Imaginons que le système s'effondre pour une raison ou pour une
autre et qu'une civilisation humaine choisisse de ne plus concevoir que des XX
!
À un moment donné, il va manquer de
sang neuf. Un petit coup de rapt dans le passé, et le tour est joué, pour une
civilisation de notre futur commun !
- Vous délirez !
- Comment expliquer autrement qu'aucune
femme biologique ne soit présente ici parmi nous ? Que des mâles de l'espèce
homo sapiens ?
- Donc le choix des étalons serait
aléatoire ou l'objet de soins attentifs, selon vous ?
- Je n'en sais rien. Si ça se trouve,
votre arrivée était programmée. Comme elle peut-être aléatoire. Allez savoir !
- Et comment on sort d'ici ? Vous
n'avez pas répondu.
- Vous parlez d'une bataille. Elle
intervient juste après que nos cyborgs deviennent tous inactifs. Des particules
noires envahissent tous les endroits et votre seule idée est de parvenir à
l'ascenseur. Celui par lequel vous êtes arrivés. Sa porte ne s'ouvre jamais,
mais ce jour-là, vous parvenez à l'ouvrir. Et vous vous retrouvez dans un
hôpital de votre ville. À votre époque d'origine.
- Ah ? Aussi simple que cela ! Comment
n'y ai-je pas pensé plus tôt ?
- Parce que la porte est bloquée. Elle
ne s'ouvre que dans un seul sens : l'arrivée. À chaque fois qu'elle s'ouvre,
c'est d'ailleurs pour nous faire venir un remplaçant d'une personne qui a
disparu. Pour vous, c'était ce vieux grincheux de Poutzille. Un joueur d'échec
hors-pair, venue d'une encore autre époque et même pas de la planète Terre.
- Pourquoi s'ouvrirait-elle dans
l'autre sens, justement le jour où plus rien ne tourne rond ?
- Parce que justement, plus rien ne
tourne rond. Je pense même que vous pourriez être le seul à sortir d'ici
vivant. D'abord parce que vous, vous sortez vivant, on en a la preuve
aujourd'hui. Ensuite parce que malgré vos efforts, vous êtes seul. Même moi, je
ne suis pas sûr de pouvoir profiter de l'occasion. Et enfin parce que vous avez
l'impression que tout est détruit autour de vous. Signant ainsi notre arrêt de
mort à tous. C'est la raison pour laquelle je ne voulais pas que Pery n'assiste
à notre entretien. Il pourrait modifier votre passé et donc notre avenir en
vous suivant partout.
- Je vous rappelle qu'il a lu les
lignes du biographe mieux que vous ! Par conséquent, il sait.
- Vous avez raison. Je suis stupide,
parfois ! Il sait. De toute façon, il part, sans doute par les voies aériennes,
mais on ne sait pas où ni réellement comment. Mais nous ne sommes qu'une
poignée à savoir. Reste le moment. Là, les choses peuvent s'éterniser, comme
elles peuvent s'accélérer d'un moment à l'autre. Je vous rassure, d'après ce
que vous racontez à votre époque, il ne va pas tarder à pousser cette porte, et
vous recherchez tous les deux la façon de faire qui réussira à Pery et vous
permettra de rencontrer vos premiers Krabitz. C'est à lui de faire !
- Je lui pose la question ?
- Vous répondra-t-il ? Mais il est vrai
que s'il disparaît de ces lieux, c'est pour n'être pas remplacé. Pour votre
part, je vous rassure. Vous oublierez d'abord ce qui s'est passé ici. Vous
ferez votre vie au fil de vos souvenirs qui réapparaîtront : un phénomène
d'amnésie partielle classique après un traumatisme. Mais le vrai déclencheur,
je le situe au moment de ce cauchemar avec les « Krabitz ».
- Vous m'avez tout dit ?
- À peu près. Nous nous reverrons. Mais
l'essentiel est dit dès ce soir : j'aurai rempli mon rôle dans toute cette
affaire, en vous donnant un minimum d'information pour ne pas altérer votre
libre-arbitre, mais un maximum pour que vous fassiez ce que vous avez à faire.
»
Frappe alors à la porte Pery : « Vous
ne venez pas ? C'est l'heure du petit déjeuner ! »
La nuit est avancée. Pierre Lierreux
fait des efforts pour poursuivre son récit.
« Monsieur. Ce que vous racontez est passionnant.
Et nous avons entre un et deux ans pour affiner ce récit si j'ai bien compris.
Peut-être serait-il temps d'aller vous coucher ? »
Il maugrée mais en convint.
Nous nous sommes séparés, lui emmené
par sa gouvernante à « chaise à roulette », moi vers ma chambre : j'ai du
travail.
Ch. Caré-Lebel
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